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Comme il se parlait ainsi à lui-même, une petite nacelle, si légère qu’elle semblait danser sur l’eau, vint de son côté en fendant le courant. Elle était montée par un vieillard à la blanche chevelure, au visage frais et doux.

— Venez, venez, dit le vieillard à Pao-ly ; n’enviez à ces oiseaux ni leurs ailes, ni leurs pieds palmés…

Pao-ly hésitait à monter sur la nacelle, qui lui paraissait trop faible pour porter deux personnes. Le vieillard l’appelait par ses gestes, il lui tendait la main ; mais il jaillissait de son œil, qui brillait comme le diamant, un éclat surnaturel. Pao-ly, incapable de supporter ce regard étincelant, baissait les yeux et demeurait immobile. Tout à coup le vieillard, l’attirant à lui, le fit asseoir dans la nacelle. Le courant entraîna le léger esquif avec une rapidité effrayante. De chaque côté, les flots écumeux effleuraient le bord. Épouvanté de traverser les eaux aussi vite que la flèche fend les airs, Pao-ly voulut pousser un cri ; le son expira sur ses lèvres. Il venait de découvrir que le vieux nautonnier aux cheveux blancs ne pesait pas plus qu’une ombre. L’esquif, poussé par une force invisible, voguait comme l’on vogue dans les songes, et comme voguent les nuées, sans effort, sans secousse, partant sans danger.

Toutes ces circonstances auraient dû rassurer Pao-ly ; mais l’homme a toujours peur quand il est en présence d’un fait merveilleux. Il ne pouvait se décider à regarder en face son compagnon aux yeux de diamant ; encore moins osait-il se mouvoir dans la crainte d’imprimer un mouvement d’oscillation au frêle esquif, qu’il savait pourtant être insubmersible. Il inclinait la tête, et regardait en bas. Les flots bouillonnaient avec bruit, ne reflétant dans leur miroir ridé par la violence du courant rien autre chose que les nuées blanches errant à travers le ciel. Peu à peu une forme humaine se dessina confusément sous les eaux ; cette image, d’abord vague et à peine visible, devint plus nette : elle suivait la marche de la petite nacelle. Pao-ly la considérait malgré lui avec la terreur qu’inspire la vue d’un spectre. Une sueur froide coula bientôt de ses tempes, et son cœur se serra. En proie à une inexprimable angoisse, il se dressa de toute sa hauteur, en interrogeant du geste le vieillard assis à ses côtés.

— L’avez-vous reconnu ? demanda tranquillement le nautonnier à la chevelure blanche.

— C’est moi, c’est moi-même, balbutia Pao-ly.

— C’était vous tout à l’heure, ce n’est plus vous maintenant, répliqua le vieillard. Vous avez dépouillé le vieil homme, l’homme de corruption… Laissez s’en aller au gré des flots et sans la regretter cette dépouille mauvaise dont le poids empêche les hommes de s’élever jusqu’à la région des esprits. Vous êtes purifié, renouvelé,