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est bâtie sur la mer, tandis que Sou-tchéou est coupée en tous sens par de simples canaux d’eau douce. Les brodeurs et les ouvriers en soie y ont plus d’habileté qu’ailleurs ; les dessinateurs qui leur fournissent des modèles déploient plus d’art, de fantaisie et d’imagination que leurs confrères des provinces du nord. Nulle part on ne voit d’aussi habiles comédiens, de plus hardis danseurs de corde, de plus merveilleux joueurs de gobelets. Où trouver des femmes qui aient la taille aussi souple et les pieds aussi petits ? Ajoutez à cela que, grâce à la douceur de son climat, cette ville privilégiée, qu’entoure une riante campagne, regorge de fruits savoureux.

Un pareil lieu vaut bien la peine d’être visité ; les riches et les oisifs y viennent en foule, des divers points de la Chine, pour y mener la douce vie d’épicuriens. Le sage Pao-ly ne fit que traverser ce séjour dangereux ; il prit un bateau qui le conduisit à un lac fameux situé au milieu de montagnes pittoresques. Sur ce lac, nommé Taï-hou, erraient gaiement une foule de gondoles dirigées par de sveltes jeunes filles, qu’un esprit romanesque aurait volontiers comparées à des fées ou aux génies des eaux. Elles riaient et chantaient en poussant leurs barques légères ; cependant leurs chants ne troublèrent point le cœur de Pao-ly. Quittant ces bords charmans, il se mit à gravir la montagne à la recherche d’un lieu solitaire où il pût méditer en silence. A mesure qu’il s’éloignait du lac, les bruits du monde se taisaient autour de lui. Aux voix humaines, aux chants joyeux célébrant le plaisir, succédait le gazouillement des oiseaux voltigeant sur les branches des arbres. Le bruit du vent, pareil à celui de la vague qui expire sur un lointain rivage, semblait un soupir s’élevant du fond des ravins pour monter jusqu’au sommet des montagnes.

Avec quelle joie Pao-ly s’enfonça dans cette solitude ! Les bras croisés sur la poitrine, les yeux à demi fermés, il marchait en méditant et en priant. Il pensait alternativement à sa femme, à ses enfans, au petit domaine qui prospérait par ses soins ; mais ce bonheur terrestre ne valait pas pour lui la douce quiétude de ceux qui, ayant renoncé à tout, vivent en solitaires dans les forêts pleines d’ombre. L’automne se faisait déjà sentir ; le vent qui porte la gelée chassait au ciel des nuées blanches et transparentes qui effleuraient dans leur vol la cime des rochers. Les arbres de la forêt se teignaient de nuances dorées et violettes qui faisaient mieux ressortir le vert foncé des sapins. Sous les pas de Pao-ly tombaient par centaines les feuilles jaunies, frappées de mort, que le plus léger souffle de la brise arrachait à la branche. Il y avait dans ce paysage une mélancolie profonde. L’année, arrivée à son déclin, a de ces tristesses indicibles qui gonflent le cœur de l’homme et remplissent de larmes