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la province de… » À plus forte raison, le lieu et la date du véridique récit d’un fait surnaturel doivent-ils être soigneusement indiqués. Cependant j’omettrai d’en faire mention au début de cette histoire, et je me contenterai de dire que dans l’une des plus fertiles provinces de l’intérieur du Céleste-Empire vivait un honnête Chinois, élevé dans la religion bouddhique.

— Un honnête Chinois ? interrompit le touriste avec l’accent du doute.

— Un honnête Chinois, reprit le savant, probe, vertueux et fort occupé d’acquérir des mérites pour la vie future. Bien qu’il vécût dans la corruption du siècle, comme disent les bouddhistes en leur langage mystique, il nourrissait toujours l’espoir d’embrasser un genre de vie qui lui permît d’arriver à la perfection. Il était marié et père de famille. Sa femme, encore jeune, avait le visage arrondi comme la pleine lune, une bouche petite et fraîche qui ressemblait à une cerise, une taille élégante et flexible comme la tige du saule, en un mot tous les avantages qui distinguent une beauté chinoise. Ses enfans, pleins de santé, s’ébattaient autour de lui. Il pouvait se dire heureux et passer doucement ses jours sans inquiétude du lendemain ; mais, habitué à réfléchir et ne perdant jamais de vue la responsabilité qui pèse sur l’homme à tous les instans de la vie, il s’imposait souvent des jeûnes et des mortifications. C’est qu’il lui arrivait parfois d’écraser en marchant de petits insectes, et de manger certains légumes dont l’usage est défendu à ceux qui suivent rigoureusement les préceptes de la loi bouddhique. Et puis il aimait un peu le vin ; mais il en usait modérément. Oh ! qu’il était petit buveur ! Avec deux ou trois verres, il en avait assez. Consciencieux dans toutes ses actions, sincèrement religieux, il partageait ses heures entre la culture de son petit domaine et la lecture des livres de morale. L’ordre et la paix régnaient dans sa paisible demeure. Il priait beaucoup, roulait fréquemment le rosaire entre ses doigts, invoquant le nom de la divinité objet de son culte, et cherchant à maintenir dans une tranquillité parfaite son cœur et son esprit. En attendant qu’il arrivât à la perfection, objet de ses constans désirs, il pratiquait la vertu, et gardait précieusement le trésor de la sagesse.

Notre homme, — il se nommait Pao-ly, — venait d’atteindre sa quarantième année, quand une affaire importante l’obligea de partir pour la province de Kiang-nan. Il en profita pour aller visiter le district si célèbre de Sou-tchéou. Les Chinois ont coutume de dire, en parlant de la capitale de ce district : « En haut est le paradis, en bas est Sou-tchéou. » Les Européens qui l’ont vue la comparent à Venise, avec cette différence que la reine de l’Adriatique