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au tableau qu’il a entrepris de tracer. Prenons pour exemple la pièce intitulée l’Homme moral; le poète y fait ressortir avec une verve incisive comment les préceptes de la morale peuvent servir en Russie, ainsi que partout ailleurs, à protéger l’égoïsme et les sentimens les plus bas de la nature humaine.


« Ayant toujours suivi les lois de la morale la plus sévère (nous dit le vertueux personnage qu’il veut dépeindre), je n’ai jamais fait de mal à personne. Ma femme sortit un soir, la figure couverte d’un voile, et se rendit chez son amant. Je me glissai dans la maison de celui-ci avec la police, et constatai... Une provocation s’ensuivit; je refusai de me battre! Ma femme tomba malade de honte et de douleur; elle mourut... Ayant toujours suivi les lois de la morale la plus sévère, je n’ai fait de mal à personne dans ma vie.

« Un de mes amis ne me rendit pas à l’échéance une somme que je lui avais prêtée. Je le lui rappelai sans la moindre rancune et laissai à la justice le soin de décider entre nous. Le tribunal le condamna à la prison; il y mourut sans me donner un sou, mais je ne m’en plaignis pas, quoique j’eusse bien le droit de lui en vouloir! J’annulai sa dette le jour même de sa mort, et témoignai la douleur la plus vive... Ayant toujours suivi les lois de la morale la plus sévère, je n’ai fait de mal à personne dans ma vie.

« Je plaçai un de mes paysans en apprentissage chez un cuisinier. Il réussit; c’était un cuisinier excellent. — Quel bonheur! Mais il sortait souvent, et avait contracté des goûts qui n’allaient point à sa condition : il aimait à lire et à raisonner. J’essayai de l’en corriger par la menace ; ce fut en vain, et je le fis paternellement battre de verges. — Le misérable! le désespoir le prit, et mon imbécile se jeta à l’eau!... Ayant toujours suivi les lois de la morale la plus sévère, je n’ai fait de mal à personne dans ma vie.

« J’avais une fille : elle s’éprit de son instituteur et songeait même à fuir avec lui. Je la menaçai de ma malédiction; elle se soumit et épousa un vieillard riche. Leur maison était brillante et l’abondance y régnait; mais Sacha commença tout à coup à pâlir et à s’éteindre. Un an après, elle mourut phthisique, nous laissant tous dans la plus profonde douleur... Ayant toujours suivi les principes de la morale la plus sévère, je n’ai jamais fait de mal à personne dans ma vie. »


Les fonctionnaires ne sont pas moins rudement traités que l’homme moral. On voit que M. Nekrassof connaît à fond la bassesse de sentimens et les mœurs corrompues de cette classe qui forme en Russie un monde à part, une sorte de tribu puissante et méprisée. Le poète se plaît parfois à surprendre, à déconcerter ses adversaires: il débute par une strophe tout à fait inoffensive; mais le rire sardonique éclate bientôt, comme dans la petite pièce intitulée Macha.


« Le jour s’est éteint dans les rues de la capitale; la jeune femme repose doucement; seul, son laborieux époux, aux traits pâlis, ne dort point... Un autre soin l’occupe! Demain il pourra montrer à Macha une brillante toilette... Elle ne lui répondra pas; elle le remerciera seulement... d’un de ses