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l’orgie. On y distinguait, dans un désordre insensé, les calculs d’une prévoyance minutieuse et basse, les nobles inspirations des jeunes années, une passion expirante, des pleurs étouffés, des malédictions, des plaintes, des menaces impuissantes. Parfois, dans un accès de hardiesse, elle jurait, l’insensée, de déclarer une guerre implacable à l’injustice humaine. S’abandonnant à une joie sombre et sauvage, elle agitait mon berceau d’une main frémissante, criait vengeance, et appelait la foudre divine à son secours dans le langage de la fureur.

«Mais son âme irritée était aimante et douce; cette implacable colère faiblissait, la douleur cuisante se calmait peu à peu, s’apaisait,.... et tout ce désordre de passions sauvages et d’humiliations cruelles se rachetait par quelques minutes de bonheur divin, lorsque la noble victime, baissant la voix, murmurait au-dessus de ma tête : « Pardonne à tes ennemis!... » C’est ainsi que les chants sévères de la vierge toujours en larmes et aux paroles confuses bercèrent mon oreille jusqu’au temps où, suivant l’usage, je commençai avec elle un combat acharné ; mais la Muse ne se hâta point de rompre les liens qui l’unissaient à moi. Elle me jeta dans un abîme de maux et de désespoir, de défaillances et de privations;... elle m’apprit à sentir toutes ses souffrances et à les confier au public. »


Le meilleur commentaire de ces strophes nous est donné par M. Nekrassof lui-même dans d’autres pièces où il explique le sens un peu voilé de cette invocation à la Muse par des souvenirs empruntés aux premières années de sa vie. Deux poèmes sont surtout dignes d’attention à ce point de vue. Dans le premier, intitulé le Vieux Château, l’auteur nous dépeint les lieux où il est né, et nous confie les tourmens de toute sorte qui l’éprouvèrent dans ce triste intérieur. Ces détails sont navrans; ils rappellent les scènes sauvages retracées par un autre écrivain non moins original, M. Aksakof[1] :


« Je les revois donc, ces lieux bien connus de moi, où la vie inutile et vide de mes ancêtres s’écoulait dans les festins, les pompes ridicules, une sale débauche et une tyrannie mesquine, au milieu d’une troupe de valets abrutis et tremblans qui enviaient le sort des chiens et des chevaux. C’est là qu’il me fut donné de voir le jour ; j’y appris à souffrir et à haïr, mais, cachant soigneusement cette haine, il m’arrivait aussi d’être despote. C’est là aussi que de mon âme, flétrie avant le temps, s’envola si tôt le repos béni, pendant que le feu de désirs et de soucis hâtifs épuisait mon cœur avant le temps....

« Le souvenir des jours de mon enfance, passés dans une grandeur et une opulence empruntées, et remplissant mon âme de tristesse et de haine, paraît devant moi dans toute sa splendeur....

« Voici le jardin sombre, lugubre.... Quelle est cette femme aux traits maladifs et chagrins qui s’avance dans une allée, au milieu des branches?

« Je sais pourquoi tu pleures, ô ma mère! Celui qui a flétri tes jours,...

  1. Voyez sur M. Aksakof la Revue du 15 juin 1857.