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tique. On y peut reconnaître cependant deux groupes distincts : le premier comprendrait les pages qui semblent se rapporter plus particulièrement aux souvenirs personnels de l’auteur ; le second, les morceaux qui agitent des questions d’un intérêt général. Nous commencerons par les pièces où le poète s’est peint lui-même, expliquant avec une sauvage franchise les circonstances qui ont développé et mûri son talent.

Dans une des plus remarquables de ces confidences poétiques, M. Nekrassof nous initie aux circonstances qui l’ont poussé à écrire. Il nous donne comme un résumé de sa vie entière. Chez lui comme chez la plupart des poètes satiriques, l’inspiration est née de la souffrance. La pensée audacieuse d’attaquer les vices de ses contemporains et de critiquer indirectement quelques-unes des institutions fondamentales de son pays, l’ardeur intrépide dont il fait preuve dans cette lutte qui n’est pas sans danger, se sont développées peu à peu dans son cœur, à mesure que le spectacle des désordres au sein desquels il s’est trouvé plongé lui a paru de plus en plus révoltant. On reconnaît cette exaltation croissante aux aveux qui lui échappent. C’est incontestablement sous l’empire de passions qui se sont longtemps combattues en lui-même que s’est formé le talent de M. Nekrassof ; il doit surtout à ces luttes intimes l’incomparable vigueur et l’originalité qui le distinguent. Écoutez-le plutôt :


« Non, je n’ai point connu les doux chants d’une muse aimable et belle ! Comme un esprit qui descend des cieux, l’enchanteresse éblouissante d’une beauté divine n’est pas venue en silence murmurer à mon oreille enfantine des sons d’une harmonie ravissante. Je n’ai point trouvé un chalumeau oublié dans les langes de mon berceau ; une muse n’a point agité de rêves confus les pensées et les jeux de mon adolescence ; elle ne s’est point montrée à mes regards enivrés comme une compagne adorable, « aux temps pleins de charme où la Muse et l’amour embrasent le cœur d’un feu qui épuise… »

« Mais j’ai connu de bonne heure les chaînes pesantes d’une autre muse, peu caressante et peu aimée, triste compagne des malheureux, de l’homme qui est né pour la lutte, les souffrances et la peine. Celle-là est une muse plaintive, souffrante et humble, le plus souvent tourmentée par la faim, aux paroles suppliantes, et qui n’a d’autre idole que l’or !…

« Pour honorer la naissance de l’enfant qui venait prendre place en ce monde, elle chanta près de moi, dans une pauvre chambre, à la lueur d’une loutchina[1] fumante ; elle était cassée par le travail, et ses chants sans apprêt exprimaient l’ennui, une tristesse accablante… Souvent elle perdait courage, et se mettait à pleurer en répétant mes sanglots, ou inquiétait mon sommeil innocent par quelque chant désolé. Les mêmes gémissemens retentirent avec une force bien autrement poignante au milieu du tumulte de

  1. Copeau de bois de sapin dont on se sert pour éclairer les chambres.