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plaintive semble un écho affaibli des douleurs qui sont le partage du peuple; mais on chercherait vainement dans ses inspirations, dans celles de Feth et de Toutchef, le sombre désespoir et l’ironie amère qui éclatent dans les strophes de Lermontof. L’esprit satirique dont nous avons suivi les traces dans la poésie russe, et qui s’est élevé au lyrisme avec deux grands poètes, se serait-il donc éteint? Non sans doute, on va le retrouver avec l’âpre vigueur que nous lui avons reconnue à son origine, et cette fois sous une forme vraiment nationale.

Le règne de l’empereur Nicolas commençait à peine lorsqu’arrivait du gouvernement de Jaroslaf à Pétersbourg le fils d’un ancien officier des armées russes, destiné lui-même d’abord au service militaire, et voué plus tard à la littérature. C’était M. Nicolas Nekrassof. La classe éclairée était soumise depuis peu à un redoublement de surveillance; les nouvelles tentatives littéraires éveillaient surtout la méfiance du pouvoir. Cependant le jeune provincial prend la plume, et veut se joindre à la petite pléiade de poètes qui affrontent la tiédeur du public. Ses timides essais n’obtiennent aucune attention : cette indifférence ne le décourage pas; il continue à publier dans les recueils périodiques de Pétersbourg des poésies qui, malgré les suppressions imposées par la censure, se distinguent par un cachet tout particulier. On n’y rencontre ni l’essor lyrique de Joukovski, ni l’ironie élégante de Pouchkine, ni le sarcasme dédaigneux de Lermontof. Cet esprit net et vigoureux s’exprime tantôt avec une rudesse sauvage, tantôt avec une sombre mélancolie. Qu’on en juge par cette apostrophe que le poète adresse à son vers. « Tu n’as point, dit-il, de faconde poétique; tu es brusque et gauche; mais si l’art te fait souvent défaut, un sang plein de feu t’anime; tu respires la vengeance, une passion généreuse t’enflamme,... La passion qui porte à glorifier les bons, à marquer au front les fourbes et les sots, et à couronner le chantre sans défense. » Toutefois ces nobles sentimens n’étaient pas les seuls qui animaient les poésies de M. Nekrassof; il s’y mêlait souvent des préoccupations complètement inconnues jusqu’alors à la poésie russe, une ardente commisération pour le peuple et une secrète aversion pour ses oppresseurs. Enfin une pensée politique semblait avoir présidé à ses chants. Il y a deux ans, les poésies de M. Nekrassof ont paru enfin réunies, et on a pu mieux saisir le caractère d’un talent qui nous permettra d’indiquer dans leur forme la plus vive, grâce à quelques citations, les dispositions nouvelles du génie russe.

Afin qu’on ne se trompe point sur la portée qu’il assigne à son œuvre, le poète a placé en tête de ce volume, et sous forme de dialogue, une sorte de profession de foi intitulée le Citoyen et le Poète. Le citoyen reproche au poète son apathique indifférence :