Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 18.djvu/841

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Au moment où l’esprit satirique s’introduit dans l’ode sous l’influence de Pouchkine, la satire de son côté ne demeure pas inactive. Bien loin de là : elle trouve dans un écrivain dramatique, Griboïédof, un interprète dont la verve sombre et railleuse s’attaque avec une audace brutale à la société russe. Cette rude peinture devait plaire à des esprits opprimés et mécontens. La vaillante plume de Griboïédof expose avec une crudité presque cynique des ridicules qui, pour être moins grossiers qu’au dernier siècle, n’en fournissent pas moins de tristes et bizarres contrastes. Comme au siècle précédent, la société russe est partagée en deux camps : dans l’un se trouvent les hommes attachés aux idées et aux formes sociales des pays occidentaux, dans l’autre les partisans du passé. Les deux partis sont en présence, la menace et le défi à la bouche; la situation est critique, et un conflit semble inévitable. L’échauffourée du 14 décembre 1825, imprudente manifestation des novateurs, vint éclairer le gouvernement sur les menées souterraines qui se tramaient autour de lui, et le calme ne se rétablit dans l’empire qu’au prix de mesures violentes.

Ici nous rencontrons une sorte d’interruption dans le travail de l’esprit russe vers une conciliation des deux tendances entre lesquelles il avait jusqu’alors paru hésiter. L’abattement et l’indifférence succèdent à l’impatience fébrile qui se manifestait depuis quelques années. Les discussions animées qui passionnaient la jeunesse sont remplacées par le tumulte de l’orgie. Pouchkine succombe un des premiers à cette défaillance morale. L’artiste grandit chez lui peut-être, mais le penseur s’efface. Le poète s’est fait homme du monde et dilettante, il connaît toutes les ressources de son art, mais il oublie la tâche plus haute qu’il s’était assignée à ses débuts. S’il s’en souvient, c’est pour maudire l’humanité. « Arrière! crie-t-il à la foule qui prête l’oreille à ses chants, le poète ami de la paix n’a que faire de vous! Endurcissez hardiment vos cœurs dans la débauche. La voix de la lyre ne saurait vous ranimer. Vous inspirez l’horreur qu’inspire un cercueil. Pour votre sottise et votre méchanceté, vous avez eu jusqu’à ce jour des fouets, des prisons et des haches; cela doit vous suffire, esclaves imbéciles! Ce n’est point pour les agitations de la vie, ni pour les ambitieux désirs, ni pour les combats que le poète est créé, mais pour l’inspiration, les doux chants et la prière. »

La renommée littéraire de Pouchkine souffrit peu de ce brusque revirement : la génération qui avait applaudi à ses débuts lui restait fidèle; mais pendant qu’il chantait sur ce ton, on voyait se produire une foule de jeunes esprits que le découragement général ne pouvait atteindre. Les principes politiques auxquels les contemporains de Pouchkine s’étaient dévoués ne reposaient point sur une