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de plaisir, une partie de campagne autorisée par les maris pour celles qui sont mariées, et j’ai des raisons de croire que c’est le plus petit nombre. D’ailleurs ce rendez-vous se renouvelle à peu près tous les jours, et il est rare que, dans l’après-midi, le champ de Sid-Abd-el-Kader ne soit pas égayé, autant qu’il peut l’être, par les conversations et les rires. On fait plus que d’y converser ; on y mange, on s installe sur les tombes ; on y étend des haïks en guise de nappe ; la pierre tumulaire sert à la fois de siège et de table à manger, et l’on s’y régale, par petits groupes, de pâtisseries et d’œufs au sucre et au safran. Les grands voiles, qui sont de trop quand nul indiscret ne se montre dans le voisinage, flottent suspendus aux cactus ; on laisse voir les toilettes de dessous fort brillantes, quelques-unes splendides, car c’est une occasion de vider ses coffres, de faire faste de ses parures, de se couvrir de bijoux, de s’en mettre au cou, aux bras, aux doigts, aux pieds, au corsage, à la ceinture, à la tête, de se peindre avec des couleurs plus vives les sourcils et le bord des yeux, et de s’inonder des odeurs les plus violentes. Qui pourrait dire, mon ami, ce qui se passe alors pendant ces quelques heures d’indépendance entre toutes ces femmes échappées aux sévérités du logis fermé ? Qui sait ce qu’elles racontent de médisances, d’histoires de quartier, de commérages, d’indiscrétions domestiques, d’intrigues et de petits complots ? Plus libres ici qu’elles ne le sont au bain, elles n’ont pour confidens et pour témoins que des gens fort discrets, ceux qui dorment sous leurs pieds. J’assiste assez souvent à ce spectacle d’un peu loin, caché dans un observatoire ombreux que j’ai choisi exprès. Je vois tout, mais n’entends rien qu’un chuchotement général mêlé de notes gutturales ou suraiguës, une sorte de ramage comparable à celui d’une grande troupe d’oiseaux bavards. Les rangs s’éclaircissent à mesure que le soir approche. Des omnibus qui stationnent à peu de distance du cimetière, comme nos fiacres à la porte des lieux de plaisir, emportent par charretées ces dévotes mondaines vers Alger. Et les morts n’ont de repos que lorsque la nuit est de nouveau descendue sur eux.

Un peu plus loin que le cimetière, en suivant la route, on trouve un endroit très vanté, très souvent reproduit, dont tu dois connaître déjà dix tableaux au moins, ce qui me dispensera, j’espère, de faire aussi le mien : je veux parler du café des platanes. Le lieu assurément est fort joli. Le café, construit en dôme, avec ses galeries basses, ses arceaux d’un bon style et ses piliers écrasés, s’abrite au pied d’immenses platanes d’un port, d’une venue, d’une hauteur et d’une ampleur magnifiques. Au-delà, et tenant au café, se prolonge, par une courbe fort originale, une fontaine arabe, c’est-à-dire un long mur dentelé vers le haut, rayé de briques, avec une auge et des robinets primitifs dont on entend constamment le mur-