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que nous admirons chez les Grecs, même dans les génies les plus sévères et les plus tristes, et qui ne vient pas seulement de la belle lumière de leur ciel. On nous reproche de l’avoir perdue, on nous dit que c’est par notre faute, parce que nous sommes mauvais, indociles, révoltés ; ne serait-ce pas plutôt parce que nous sommes meilleurs, et que chez nous les grands esprits, au lieu de se réfugier dans ces régions supérieures dont parle Lucrèce pour y échapper aux misères de l’humanité, souffrent au contraire de toutes ses souffrances, qu’ils ressentent jusqu’au moindre mal, jusqu’au moindre vice qui se produit, si bas et si obscurément que ce puisse être, et en demeurent agités et assombris? ne serait-ce pas que de telles préoccupations ne laissent pas toujours à leur pensée la liberté nécessaire pour certaines dévotions du culte de l’art?

Cependant cette religion ne s’éteindra pas. On peut dire seulement que la superstition n’est plus à craindre, et c’est ce qui fait que l’admiration d’Isocrate est aujourd’hui sans danger, et qu’on peut le recommander hardiment pour l’éducation de l’esprit, car il ne saurait être dorénavant que salutaire. Il ne faut plus redouter l’influence des maîtres en bien dire, il ne faudrait pas non plus la mépriser et la croire anéantie. Non-seulement il y aura toujours des amateurs du beau qui le poursuivront aussi ardemment que le vrai, mais, artistes ou connaisseurs, ils ne s’attacheront pas uniquement aux grands effets d’imagination, ils apprécieront aussi des ornemens plus modestes et le bonheur étudié de l’expression, comme parle Pétrone[1]. Ils aimeront ces beautés jusque chez les écrivains en qui elles prédominent sur tout le reste; ils se plairont aux périodes d’Isocrate, comme André Chénier se laissait charmer aux vers de Malherbe là même où Malherbe dit peu de chose. Aucun des mérites de son style ne sera perdu pour eux. Ils goûteront d’abord sa langue exquise, la perfection de la prose athénienne et le meilleur grec qui soit au monde, si j’ose prononcer ainsi, puis son élégance achevée et pourtant sobre et discrète, attique enfin, pour tout exprimer d’un mot; car Isocrate si noble n’est pas moins un attique que Lysias si simple, et on peut lui appliquer à peu près tout ce qu’a si bien dit de celui-ci un jeune écrivain qui est allé chercher le secret de l’atticisme sous le ciel d’Athènes[2]. Enfin la richesse des développemens, la plénitude de la phrase, le nombre, et cette séduction puissante du chant oratoire, lui feront toujours des amis. On n’admirera pas seulement ces dons, on sera tenté quelquefois de lui en dérober quelque chose. On trouvera encore à les employer. La littérature qui travaille pour servir nos opinions, nos intérêts ou nos plaisirs, opinions ar-

  1. Curiosa felicitas (en parlant d’Horace).
  2. Des Caractères de l’atticisme dans l’éloquence de Lysias, par M. Jules Girard.