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a pas non plus qui n’en démêle et n’en juge sévèrement les défauts, car ils sautent aux yeux; c’est en un mot l’art poussé jusqu’à l’apprêt. A force d’élégance, il est affecté; à force de régularité, il est monotone; sa personne et son art sont tellement empreints dans son éloquence qu’il ne saurait faire illusion quand il veut parler au nom d’un autre. Ses agrémens ont été comparés au fard, aux parfums, par des images prises de la toilette des femmes; il donne trop aux ajustemens, aux draperies, et sa démarche ressemble à celle des acteurs tragiques qui employaient le cothurne, le masque et les longues robes pour être plus grands. Mais ce que peut-être on oublie trop quand on parle de la rhétorique d’Isocrate, c’est combien cette rhétorique des beaux temps d’Athènes est franche encore et étrangère à tout le faux luxe qui blesse ailleurs. Ainsi on a souvent comparé Fléchier au rhéteur grec, sans remarquer que celui-ci a le goût bien autrement pur et sain. Vous chercheriez en vain dans Isocrate ces hypotyposes, comme on les appelle, ces descriptions factices où on peint dans les moindres détails, et avec la dernière précision, des choses que l’imagination vraie ne conçoit qu’en gros et dans leur ensemble : « À ces cris, Jérusalem redouble ses pleurs….. » et le reste. Il ne procède pas par exclamations et par apostrophes. Ses fictions, avouées pour telles, ne sont pas des mensonges. Il ne se livre pas d’un air sérieux à ce faux pathétique qui semble une parodie du véritable : « Peu s’en faut que je n’interrompe ici mon discours. Je me trouble, messieurs... » J’avoue que cette espèce d’art impatiente, mais ce n’est pas là de l’Isocrate, pas plus que les odes dites pindariques ne sont du Pindare. Bien des personnes sont surprises quand elles apprennent qu’on ne trouve pas une seule fois dans Pindare : que vois-je! ou : qu’entends-je! ni tout l’appareil des exclamations de même famille[1]; mais Pindare est Grec, c’est-à-dire tout à fait naturel et familier dans son sublime, et de même Isocrate, dans sa plus grande parure, a toujours un ton juste, un parler humain, quelque

  1. Quel monstre de carnage avide
    S’est emparé de l’univers?
    Quelle impitoyable Euménide
    De ses feux infecte les airs?
    Quel dieu souffle en tous lieux la guerre?

    Et quinze vers plus loin :

    Mais quel souffle divin m’enflamme?

    Et encore :

    Où suis-je? quel nouveau miracle
    Tient encor mes sens enchantés?
    Quel vaste, quel pompeux spectacle
    Frappe mes yeux épouvantés?

    (J.-B. Rousseau, Ode sur la naissance du duc de Bretagne.)