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lontier encore dans l’esprit grec, essentiellement philosophe et essentiellement sophiste, capable de ce que l’art a de plus petit comme de ce qu’il a de plus grand.

Parcourons le champ de ce talent, dont nous venons de marquer les bornes. Isocrate est un excellent logicien, autrement serait-il un orateur? Partout, mais surtout chez les Grecs, ces deux choses sont inséparables; logique et parole ne font qu’un pour eux. Cette logique n’est pas serrée comme celle d’un Démosthène ou même d’un Lysias; mais quoi ! il n’a pas à combattre et à s’escrimer comme eux. Zénon, plus tard, comparait l’éloquence à la main ouverte et la dialectique au poing fermé : l’image n’était pas parfaitement juste, car l’éloquence de Démosthène ou de Pascal assène de terribles coups; mais l’image est bonne pour exprimer la différence entre l’éloquence qui lutte contre un adversaire et celle qui fait la leçon à des admirateurs. Celle-ci peut ouvrir la main et la déployer avec toute sorte de grâces. Voilà l’argumentation d’Isocrate, déliée, consommée, triomphante, mais qui triomphe à loisir, et qui pèse les raisons dans une balance si fine, qu’on n’est pas moins attentif à la délicatesse de la balance qu’au poids des raisons.

Pour la passion, elle est tout à fait absente, M. Villemain dans une étude sur Grégoire de Nazianze, voulant caractériser à la fois la riche élégance de ses, discours et la sainte chaleur de son âme, a dit qu’il lui semble, s’il est permis de mêler deux termes contraires, un Isocrate passionné, et certes jamais l’illustre écrivain n’a trouvé une alliance de mots plus neuve et plus imprévue. Isocrate passionné! Rien n’est si loin de la passion que cette éloquence d’un vieillard qui semble n’avoir jamais été jeune. Mais où manque la passion, y a-t-il un orateur? Il y a l’orateur qui ne prétend point passionner; celui-là n’a pas besoin de se passionner lui-même. Je ne voudrais pas élever Isocrate jusqu’à Pindare : il s’en faut bien qu’il ait cet éclat d’imagination et ce vigoureux coup d’aile; mais le pathétique ne se trouve guère plus chez l’un que chez l’autre, et sans pathétique Pindare est un poète, comme Isocrate un orateur. Tous deux sont amoureux de leur art, ainsi que des beaux objets dont l’art s’inspire, et jaloux d’égaler ce qu’ils ont conçu par la magnificence de leur langage. Rien d’ailleurs qui les émeuve beaucoup en dehors de leurs idées et qui trouble la placidité de leur génie. Celui de Pindare est le plus haut; tous deux atteignent à la beauté qu’ils poursuivent, et excellent, chacun dans sa mesure, à en faire passer en nous l’impression. Ils ne nous troublent pas, ils nous émerveillent; c’est par où se marque leur puissance. Elle agit moins sur le fond de notre nature que sur nos sens ou sur l’imagination, qu’on pourrait appeler les sens de l’âme; elle ne nous atteint pas, qu’on