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quand ce ne serait pas la justice (ou ce que vous prenez pour, elle), je crois qu’il faudrait encore le vouloir. » Ainsi seulement il peut se débarrasser du droit équivoque qui lui fait obstacle, et que son ironie écrase dans la main de ceux qui s’en arment contre lui.

Voilà l’éloquence politique, forte de la connaissance et du sentiment des faits, allant au cœur des difficultés, et serrant de si près ce qu’elle touche qu’il n’est pas possible de lui échapper. L’éloquence littéraire d’Isocrate n’a pas ces prises vigoureuses. Comme elle se tient dans les généralités, on ne dispute pas avec elle en principe, mais à la première occasion on se dérobe. Rien ne l’empêche, mais elle n’empêche rien. Je ne sais s’il faut reprocher à Isocrate d’avoir oublié sa doctrine ou d’en avoir fait bon marché, sur ce que dans son Panathénaïque, ayant à parler des violences et des injustices d’Athènes à l’égard des alliés, il les juge d’une façon si particulière : « Ils pensèrent, dit-il, qu’entre deux partis fâcheux il fallait choisir de maltraiter les autres plutôt que d’être eux-mêmes maltraités, et de dominer injustement sur les peuples plutôt que de se laisser asservir injustement par les Lacédémoniens pour échapper à ce reproche. Et tout ce qu’il y a de gens bien avisés penseraient de même ; quelques moralistes tout au plus, dans leur école, parleraient autrement. » J’aimerais à voir dans cette dernière phrase un nouvel exemple, et qui ne serait pas des moins piquans, de ce tour de finesse qui relève souvent la sagesse dans la bouche des socratiques. Il ne désavouait pas ainsi, ce semble, il confirmait plutôt les vives protestations de son discours sur la Paix. Et on devait se souvenir que, parmi ces quelques moralistes singuliers qui se hasardaient à n’être pas de l’avis de tout le monde, il était le plus considérable et le plus éloquent. Mais quelle explication alléguer pour la façon banale dont il excuse, dans le Discours panégyrique, les vengeances odieuses exercées contre Mélos et Scione? Aucune, si l’on ne veut dire, ce que je crois volontiers, que lorsqu’il composait ce discours, qui le faisait illustre, il n’était pas encore entré en possession de cette autorité, de conseiller moraliste qu’il prit à partir de là dans sa patrie, et n’en avait pas embrassé les obligations. Cependant on peut remarquer aussi que c’est là ce qui arrive à une morale métaphysique et absolue : elle reste trop souvent, chez ceux mêmes qui la professent, à l’état d’abstraction stérile. Elle n’en est d’ailleurs que mieux goûtée. Le public d’ordinaire accepte simplement, tel qu’on le lui présente, un lieu-commun imposant. Tout le monde peut s’accommoder du lieu-commun, et par cela même il est bien accueilli de tout le monde. Beaucoup applaudissaient dans Athènes quand l’orateur recommandait à Philippe la sagesse et la loyauté. Pourquoi Philippe n’aurait-il pas applaudi lui-même? Pourquoi n’aurait-il pas été sensible à l’attrait de l’honneur et de l’estime pu-