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connu, du moins je ne me rappelle rien dans la peinture moderne qui en reproduise l’aspect clair et séduisant, et qui surtout rentre avec naïveté dans la simplicité de ces trois couleurs dominantes dont je t’ai parlé déjà, le blanc, le vert et le bleu. Tout le paysage du Sabel se réduit presque à ces trois notes. Ajoutes-y la couleur violente et brune des terrains oxydés de fer, fais monter comme un arbre chimérique au milieu des massifs verts la haute tige d’un peuplier blanc tout pailleté comme un travail d’orfèvrerie ; rétablis par la ligne horizontale et bleue de la mer l’équilibre de ce tableau un peu cahoté, et tu auras une fois pour toutes la formule du paysage algérien de ce qu’on appelait le fhas, avant que nous ne l’eussions nommé la banlieue.

Je suis à l’ombre d’un caroubier magnifique, renommé dans le voisinage et âgé, dit-on, de trois siècles. Son ombre circulaire mesure à peu près quarante pieds de diamètre. L’arbre a fini de grandir, mais il s’étend, se ramifie, se noue, et, par un effort continu de la sève, il se compose une couronne inextricable de branchages si serrés, si bien liés et tressés de si près, qu’un jour il portera plus de rameaux que de feuilles. Aucun oiseau n’habite ce dôme austère, de couleur souibre, hérissé de bois aride, que sa solidité rend immobile et qu’on prendrait pour un arbre de bronze. Rien qu’à le voir, on le sent indestructible. De temps en temps, une feuille verte encore, mais dont le point d’attache est flétri, tombe au pied de l’arbre ; une autre la remplace, et le feuillage dure. Tu sais que le caroubier vit aussi longtemps au moins que l’olivier. J’en ai vu de plus vastes, mais je n’en ai pas vu de mieux construits, ni dont la longévité soit plus probable. Je te l’ai dit déjà, rien ne mesure ici la durée ; pas de soleil qui pâlit, ni de campagnes qui s’attristent, ni de feuilles qui tombent, ni d’arbres couverts de moisissures funèbres, et qui ti’istement font semblant de mourir. Il est permis d’oublier que la vie décroît dans cette Hespéride enchantée qui jamais ne parle de déclin, lieureux, mon ami, si cette permanence de tout ce que je vois nous faisait croire à la perpétuité possible des choses et des êtres qui nous sont chers !

À deux pas de moi est un cimetière. Il est consacré par la dépouille d’un marabout célèbre, Sid-Abd-el-Kader, qui y repose depuis deux siècles dans un petit monument qui porte son nom. Le pavé de la cour recouvre en outre plusieurs sépultures dont la place est marquée par des dalles de marbre fort usées, grâce au piétinement des dévots. L’intérieur du marabout, fermé de portes éti’oites et hautes, peintes en vert, ne s’aperçoit pas du dehors ; les pèlerins s’y glissent si furtivement, que les portes retombent sur leurs talons. J’ai cru y voir de petites lampes allumées, mais rien de plus. Ces marabouts sont des monumens en miniature ; tout est petit, la cour,