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sait des leçons et des complimens en si beau style. Les moralités du vieillard ne le gênaient guère ; en les écoutant avec respect et en les payant, il achevait d’endormir ces honnêtes gens qu’Isocrate représente si bien, et qui ont plus fait pour sa fortune, à ce que j’imagine, que les traîtres qui lui étaient vendus. Cependant Isocrate lui déférait la suprématie sur toute la Grèce, et tout en prenant sa plus grande voix pour lui faire honte d’en devenir le tyran, il lui offrait naïvement d’en être le général et le roi. C’était trop encore une fois, et il n’y a pour Isocrate qu’une excuse, l’âge auquel il a écrit. À quatre-vingt-dix ans, il écrivait encore, il était encore éloquent. C’est déjà chose assez rare ; pourrait-on exiger qu’il eût conservé tout entière la faculté de bien voir et de bien sentir ?

Mais tandis que je parle d’Isocrate, qui n’a déjà pensé à Démosthène ? Je l’ai dit pourtant, la divergence entre l’un et l’autre n’était pas si grande au moment où parlait Isocrate qu’on l’imagine d’après les idées que le nom seul de Démosthène réveille aujourd’hui en nous. On trouverait même telles paroles d’Isocrate contre ces politiques trop clairvoyans qui savent si positivement chacun des pas que Philippe va faire vers l’asservissement de la Grèce, lesquelles semblent imitées de Démosthène. Seulement, tout en raillant les alarmistes qui traçaient d’avance au Macédonien son programme, Démosthène ajoutait : « Pour moi, je le crois volontiers, par tous les dieux, que la grandeur de ses succès l’enivre, et qu’il roule bien des rêves de ce genre dans sa pensée. » Et l’ensemble de la déclamation d’Isocrate contre ceux qui calomnient Philippe, hommes qui, en même temps qu’ils en veulent à lui, sont dans leur cité du parti de l’agitation et du désordre, qui disent que la puissance du Macédonien grandit, non pas pour la Grèce, mais contre elle, et que depuis longtemps déjà il travaille contre tous les Grecs, cette déclamation, il faut l’avouer, enveloppe Démosthène avec tous les orateurs de son parti. Les rhéteurs qui ont mis Démosthène et Isocrate en parallèle, en les prenant seulement par le dehors et l’empreinte différente de leur style, plus élégant ou plus vigoureux, ne peuvent suffisamment nous en rendre compte. Allons au fond, le contraste est entre l’orateur passionné qui réveille Athènes assoupie et le précepteur tranquille qui la berce de son doux parler et lui fait faire de beaux songes.

On ne peut guère douter qu’Isocrate n’ait confondu Démosthène parmi les parleurs publics dont la rhétorique lui semblait si inférieure à ce qu’il appelait sa philosophie. Il apercevait chez lui comme chez les autres, et peut-être n’apercevait-il que cela, les petitesses inséparables d’une parole mêlée aux débats de tous les jours. Au lieu des hauts objets qui sont le texte habituel d’une prédication morale, et qui intéressent dans tous les lieux et dans tous les