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cles, pendant que celle du mal diminue. Mais surtout que le philosophe se garde de prétendre assigner la sagesse aux uns et la déraison aux autres, imputer le mal au grand nombre, dont il se sépare, et faire honneur du bien à une élite où il se marque sa place. Qu’il ne dise pas, comme les stoïciens : «Voilà les fous, et je suis le sage! » Qu’il ne compare pas, comme Platon, la multitude qui l’entoure à une troupe de bêtes féroces au milieu de laquelle un homme est tombé, comparaison aveugle autant que superbe, puisqu’elle méconnaît tout ensemble et la bête que le plus sage entend gronder au dedans de lui, quand il prête l’oreille, et le cri de l’âme humaine, qui s’élève parfois si noble et si pur du fond de la foule. La science même, la plus légitime des aristocraties, n’emporte pourtant pas avec elle la sagesse, et encore moins la vertu. Le plus grossier peut monter bien haut, le plus raffiné peut tomber bien bas. Cet homme que vous dédaignez, il vous vaut déjà par certains côtés, il vaut mieux peut-être; et si par d’autres il vous est inférieur encore aujourd’hui, il doit vous atteindre demain, car ce doit être précisément le bienfait de votre philosophie, de l’élever où vous êtes arrivé déjà. Qui méprise la multitude méprise la raison elle-même, puisqu’il la croit impuissante à se communiquer et à se faire entendre; mais au contraire il n’y a de vraie philosophie que celle qui se sait faite pour tous, et qui professe que tous. sont faits pour la vérité, même la plus haute, et doivent en avoir leur part, comme du soleil.

Je n’ai rien dissimulé de ce qu’on peut reprocher à la philosophie athénienne : elle n’a pas eu assez de foi. Je ne prétends pas, quand elle en aurait eu davantage, qu’elle eût pu conjurer la mort politique d’Athènes et de la Grèce; ce n’est pas elle qui a fait les tristes jours de la fin du siècle, mais elle a subi les influences mauvaises qui les amènent. Elle est découragée et décourageante. Elle n’a pas dû s’étonner trop de Chéronée; or il n’y a de ressource que contre les maux dont on s’étonne. A force de se plaindre de la liberté, on risquait de se trouver résigné sous le gouvernement des garnisons macédoniennes, qui était pourtant, non pas seulement le gouvernement du sabre, mais du sabre tenu par les barbares. Des prétoriens qui sont en même temps des cosaques, voilà les maîtres de la Grèce au lendemain de la république de Platon : plus malheureuse encore que Rome, qui se réveille de celle de Cicéron sous les vétérans d’Antoine et d’Octave.

Mais ne soyons pas injustes : si la philosophie socratique n’a pas sauvé la liberté grecque et l’a plutôt laissé périr, elle a semé du moins sur ses ruines les germes salutaires dont l’humanité a vécu aux jours de la servitude. Elle a développé la délicatesse du senti-