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vive encore à des maîtres dont la pensée a été plus haute et l’élan plus généreux. En un mot, nous voyons dans Isocrate ce que valent une vertu et une sagesse honorables, illustrées par un beau talent, mais jetées sans autre force au milieu des grandes crises de la vie des peuples; par où elles suffisent et par où elles manquent, combien elles sont précieuses, et quelle place cependant elles laissent à prendre à d’autres choses d’un plus grand prix.

L’appréciation de la rhétorique d’Isocrate et de son beau langage semble en comparaison un mince objet. Cependant, le style n’étant que l’expression des sentimens, on voit bien d’abord que les mêmes vérités qui ressortent de l’histoire ressortiront aussi de la critique littéraire, qui les présentera seulement sous un autre aspect. Il en est de la délicatesse, de la finesse, de l’élégance, de la distinction, de la dignité du discours, comme des qualités morales dont elles sont l’image; on les aime, on les honore, et même, portées à un degré assez haut, on les admire; elles mettent un écrivain à part du vulgaire. Ce sont des dons rares; ils n’enlèvent pas pourtant, comme fait une certaine verve d’esprit ou de génie qui pénètre et à quoi on ne résiste pas. Cet accord entre le goût et la conscience, jugeant l’un comme l’autre, est déjà une leçon utile qui se tire de l’analyse du talent de l’orateur; mais avec son talent il y a encore à considérer son art, ou plutôt l’art pris en lui-même, qui n’est pas seulement dans Isocrate, mais qui ne se déploie aussi bien et n’est autant en évidence chez nul autre. Que vaut l’art, c’est-à-dire l’emploi de procédés calculés pour l’effet, et d’une forme étudiée ou même apprêtée? Toute éloquence l’a toujours admis dans quelque mesure, et il y a tel genre d’éloquence qui en a fait grand usage. Quels en sont les avantages et les séductions? quels en sont aussi les inconvéniens et les périls? Ici on est frappé du contraste entre ce qu’on pourrait appeler l’excès de l’art dans Isocrate et son école — et une disposition des esprits toute différente, qui semble prévaloir dans le présent et dans l’avenir. De plus en plus la préoccupation du fond va effaçant celle de la forme, la rhétorique disparaît, la composition devient improvisation, on réduit autant que possible dans le style la dépense de temps et de travail comme superflue; le discours tourne à la conversation, le livre au journal, qui est la conversation écrite. En obéissant à ce mouvement, qui peut-être est bon, et non pas seulement irrésistible, ne donnerons-nous pas cependant un regret à d’autres habitudes littéraires, et ne prendrons-nous pas quelquefois plaisir encore à relire et à admirer ces œuvres polies que les maîtres de l’art élaboraient avec amour et avec orgueil?

Voilà les deux questions, l’une de morale politique, l’autre de