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c’est d’être occupé quelques minutes de trop d’une affaire dont il n’a souci. Il n’y comptait pas : pourquoi regretterait-il un argent qui, venant par hasard, s’en va par hasard ?

Le véritable sens d’un commerce ainsi compris, c’est d’occuper des loisirs dont on ne saurait que faire. « Écoute, me disait Abdallah un jour qu’il m’expliquait toute la moralité de la vie marchande en Orient, l’oisiveté engendre le besoin du kief et les mauvaises mœurs. N’est-ce pas comme cela dans ton pays ? Aller au café ne convient point à des hommes de race, encore moins aux vieillards ; à peine est-ce une habitude excusable chez un jeune homme. Les cafés sont, comme les hôtelleries, des lieux faits pour les voyageurs. Hormis ceux-là, qu’il est aisé de reconnaître, chaque homme qu’on y voit peut être pris pour un vagabond ou pour un mendiant. Toute coutume est mauvaise qui peut ainsi compromettre un honnête homme et donner à penser de lui des choses qui ne sont pas. Le travail des mains est encore le préférable, car il rend à la fois l’esprit calme et diligent ; mais j’appartiens à une famille où l’on a toujours mieux manié un chapelet qu’une aiguille. » Il y a du bon dans ces doctrines, surtout quand soi-même on les met strictement en pratique. Enfin Sid-Abdallah ne fume pas, ne prend pas de café, et ne porte jarnais que des vêtemens de drap ou de soie de la simplicité la plus sévère.

À tous ces renseignemens sur lui-même, que j’ai recueillis dans nos entretiens et que j’ai du beaucoup abréger, j’ajouterai ce que je sais par d’autres. Sid-Abdallah a de l’aisance, mais pas de fortune ; dans sa jeunesse, il eut trois femmes, mais avec l’âge il réduisit son luxe. Sa dernière femme, aujourd’hui unique, est jeune ; elle demeure à peu de distance dans une maison que je connais, mais qu’il ne m’a jamais montrée, bien entendu, et où probablement je n’entrerai jamais. J’oubliais de te dire que l’autre jour j’ai vu dans sa boutique un charmant enfant de douze ans qu’il m’a présenté comme son fils. L’enfant m’a pris la main avec une bonne grâce exquise, puis a porté la sienne à ses lèvres et m’a souri. Je crus qu’il allait me parler français, mais à ma grande surprise je sus qu’on ne lui avait pas fait apprendre le premier mot de notre langue.

J’étais resté plus de deux heures avec Abdallah après le passage de la Mauresque. Lorsque je pris congé de lui, mon vieil ami me regarda d’une façon particulière et me retint la main avec une familiarité qui ne lui était pas habituelle, puis il me dit en appuyant sur chaque mot : « Sidi, je te parle en homme qui sait bien des choses, prends garde à la Kabyle ! »

Voici, mon ami, qui m’embarrasse plus que tout le reste. Je ne parle pas du danger que j’aurais pu courir en me conduisant en étourdi, danger qui existe, puisque Abdallah croit devoir m’en aver-