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oblique et son sourire. Dois-je avouer, mon ami, que mon premier élan fut de la suivre ? Mais il n’y parut pas, car pour rien au monde je n’aurais voulu me trahir devant mon vieil ami par une imprudence capable de me déconsidérer à tout jamais. Elle tourna l’angle de la rue ; j’entendis pendant un moment le bruit de ses anneaux de métal, et l’entretien commencé reprit son cours avec le plus grand naturel. Cependant je fis la remarque que Sid- Abdallah ne me quitta pas pour aller à la prière, et que par extraordinaire il parut s’oublier dans des bavardages.

J’éprouve pour cet homme simple, excellent, mais évidemment très perspicace, une estime aujourd’hui mêlée de quelque embarras. Aussi, pour éviter une troisième rencontre, qui pourrait nous compromettre tous les deux, mon hôte et moi, dès demain je changerai mes heures de visite.

Abdallah ne m’a jamais parlé ni de sa maison, ni de son ménage, ni de ce petit monde ordinairement nombreux et compliqué, car les alliances s’y font de bonne heure et sont fécondes, qui constitue la famille arabe. Par lui, je ne sais que ce qui concerne exactement sa vie publique, je veux dire sa naissance, la qualité de ses ancêtres, un ou deux voyages hors de la régence, puis sa carrière de marchand, et tout cela peut se raconter en quelques mots.

À son retour de La Mecque, car il est hadji (pèlerin), il s’établit dans cette même boutique qu’il habite, et que tu connais. C’était vers 1814 ; il avait alors vingt ans. Il ne dit point s’il était marié, mais on doit le croire, car vingt ans c’est déjà bien tard pour un jeune homme de race, surtout quand ce jeune homme a vu La Mecque. Il était d’abord grainetier, et pas autre chose. Depuis, son commerce s’est agrandi, et s’il consacre encore un petit coin de son magasin au trafic des graines, c’est probablement en souvenir de ses années de jeunesse. Tu sais ce qu’un Maure aisé, de bonne souche et de principes honnêtes, entend par faire le commerce : c’est tout simplement avoir sur la voie publique, le seul rendez-vous des hommes pendant le jour, un endroit dont il soit propriétaire et qu’il puisse habiter sans désœuvrement. Il y reçoit des visites ; sans descendre de son divan, il participe au mouvement de la rue, apprend les nouvelles qu’on lui apporte , se tient au courant des choses du quartier, et, si l’on pouvait employer un mot dénué de sens quand on l’applique à la société arabe, je dirais qu’il continue de vivre dans le monde sans sortir de chez lui. Quant au négoce, c’est une occupation accessoire. Les clienssont des gens qu’il oblige en leur fournissant les objets dont ils ont besoin. Il n’y a jamais avec lui de prix à débattre. — Combien ? — Tant. — Prenez ou laissez. La seule chose qui puisse être désagréable au marchand,