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exemple : « Les perles baissent sur le marché, le maïs rouge est en hausse, » il fallait comprendre : « Les blancs, les Européens, sont battus, les cipayes l’emportent. » On y trouvait des nouvelles d’une absurdité flagrante, mais dont se repaissait aveuglément l’ignorance populaire. Un jour, Dost-Mohammed, le maharajah du Caboul, était arrivé chez le commissaire en chef du Pendjab pour annoncer à sir John Lawrence que l’empereur de Russie et le shah de Hérat marchaient ensemble sur l’Inde à la tête de leurs armées combinées. « L’armée de l’empereur est très nombreuse, ajoutait le correspondant, bien qu’on n’en connaisse pas le chiffre exact; mais si quelqu’un, ayant vu une montagne à fourmis[1], en pouvait compter les soldats, quel nombre plus élevé imaginerait-on? » « Les gobe-mouches ne manquaient pas dans notre armée, » ajoute M. Cooper en soulignant le mot français. La crédulité de ces gobe-mouches n’était pas toujours au profit de l’insurrection. Ainsi, par exemple, dans la bonne volonté si surprenante avec laquelle les troupes sikhes marchèrent contre Delhi, une part doit être faite à l’existence d’une prophétie admise depuis longtemps parmi ces soldats, à savoir qu’un jour viendrait où les Sikhs et les porte-chapeaux (topie-wallahs, les Anglais),-arrivés par mer, reconquerraient Delhi, et placeraient la tête du fils du roi justement au même endroit où, cent quatre-vingts ans auparavant, par ordre d’Aurang-Zeb, avait été exposée la tête du gourou Teg-Bahadour. On verra plus tard cette prophétie s’accomplir presque littéralement.

Faut-il attribuer à ces idées de rétribution vengeresse, ou tout simplement à l’abondance extraordinaire qu’une excellente moisson faisait régner dans tout le pays, la tranquillité qui se maintenait malgré toutes les excitations du dehors? Question difficile à résoudre. En somme, Umritsur, la ville sainte des Sikhs, — comme Delhi est la ville sainte des musulmans, Bénarès celle des Hindous, — Umritsur, dont la population grossissait à mesure que les voies de communication se fermaient du côté de Delhi, et qui comptait près de cent cinquante mille habitans, Umritsur ne bougeait pas. Une fausse alerte, dès le 14 mai, avait fait éclater les dispositions des habitans. On crut un moment que les régimens désarmés à Mean-Meer allaient se porter sur Ferozepore, puis on les signala comme marchant sur la forteresse de Govindghur, alors assez mal protégée, puisque la majorité de la garnison se composait de soldats indigènes. Aussitôt un rude accueil fat préparé à ces déserteurs suspects, et il se trouva parmi les agens de l’autorité un Anglais assez hardi pour aller dans la campagne soulever contre eux les paysans, toujours animés d’une certaine hostilité contre leurs

  1. Ant-hill, fourmilière conique des pays chauds.