Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 18.djvu/737

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

étaient poursuivies jusque dans les plus secrètes profondeurs du harem et jusque dans les sanctuaires réputés inviolables des mosquées et des temples. De savans moulvies (docteurs de la loi) étaient arrêtés au milieu d’une foule d’adorateurs fanatiques. Des hommes de rang et d’influence étaient mandés à l’heure des ténèbres. La police du district, animée par la certitude du gain, se jetait comme une meute sur la piste révélée à son flair, et ne la quittait plus qu’après être allée chercher au fond des terriers où il se dissimulait l’artisan de coupables machinations. Comme au plus beau temps de Vidocq, il y avait des espions sur le marché, des espions aux fêtes, des. espions dans les chapelles, dans les prisons, dans les hôpitaux, dans les bazars militaires, dans les groupes d’oisifs bavardant au coin d’un pont, parmi les baigneurs des étangs, parmi les villageois assis en cercle autour de leur puits, sous le grand arbre qui l’ombrage, parmi les curieux qui flânent alentour des tribunaux, parmi les casseurs de pierre sur la grande route, aux serais parmi les voyageurs poudreux. La langue d’un homme ne lui appartenait plus et faisait partie du domaine public. L’esprit de chicane asiatique était tenu en échec par la volonté puissante de l’Anglo-Saxon tout à coup réveillé. »


Naturellement toute correspondance était interceptée, et le secret des lettres violé sans le moindre scrupule :


« Dès qu’on en fut venu là, dit M. Cooper, on vit bientôt l’étendue et la complication de la trame ourdie pour envelopper et paralyser le gouvernement. Afin d’ébranler la loyauté sikhe, un bunniah (petit marchand) écrivait de Jugadaree que les blés étaient à fort bas prix et tout le monde fort satisfait, quand on avait tout à coup découvert que l’autorité mêlait à la farine des ossemens pulvérisés[1]. Un cipaye sikh, confiant à, un ami ses idées sur la politique du jour, se déclarait, quant à lui, tout à fait indifférent; « mais, ajoutait-il, le tumulte est grand : les Feringhis, je le crains, ne dureront pas longtemps. On les bat chaque jour devant Delhi. Je ne sais, par exemple, quelle monarchie les remplacera. » Une autre lettre, ouverte à Jhelum par le commissaire délégué, développait un plan régulier qui devait aboutir à la destruction totale d’une famille anglaise établie à Jullundur... A Peshawur, un naïk (caporal) du 64e fut pendu pour avoir reçu, en réponse à des questions posées par lui sur le sort destiné aux Européens, une lettre renfermant ces mots : Il faut les tuer tous, sans égard à l’âge, au sexe, à la personne. En revanche, un vieux soubadar (capitaine) du 21e — le seul régiment de ligne qui soit resté au complet sous les armes, — répondant également à des questions qui lui avaient été adressées, engageait fort les cipayes « à ne pas trahir leur sel. » Il ajoutait que les insurgés pourraient bien avoir trois mois de bon temps, mais qu’à la longue l’ascendant anglais reprendrait ses droits. »

Les désignations symboliques abondaient naturellement dans ces correspondances sur des sujets aussi délicats. Quand on y lisait par

  1. C’est un des mille modes que les Indiens supposent qu’on peut employer pour en venir à kharab kur, à « détruire la foi » des populations. On y travaille aussi en jetant des cadavres de vaches ou de porcs dans les fontaines publiques.