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La dualité des pouvoirs n’entre pas dans ces esprits habitués à la facile compréhension du despotisme pur et simple. C’est une énigme pour eux de voir en certains cas un simple moonsiff[1] réviser et déclarer nulle une sentence du terrible et omnipotent collecteur. « Songez donc, un misérable moonsiff, à 100 roupies par mois, et le magistrate, qui en touche 2,000!... » S’ils se bornaient à s’étonner d’une si monstrueuse inconséquence, on pourrait encore passer là-dessus; mais l’esprit d’intrigue s’éveillant en face de ces petites luttes quotidiennes dont ils sont témoins, et dont ils se rendent compte si malaisément, ils essaient d’en tirer parti, soit pour quelque profit, quelque vengeance particulière, soit même par simple malice, pour augmenter le frottement de ces rouages compliqués et dans l’espoir de les voir s’y user ou s’y rompre.

M. Raikes, qui a pratiqué successivement et alternativement les deux systèmes, déclare que, selon lui, l’application des principes européens sur la division, la balance et l’équilibre des pouvoirs, obtenue par un antagonisme bien combiné, n’est pas à la portée des Hindous, et que des siècles s’écouleront avant de leur faire trouver, dans ces bienfaisantes inventions d’une civilisation dont ils sont encore incapables, les conditions efficaces du bien-être et du progrès. Au contraire, si l’on substitue à ce système artificiel de pouvoirs rivaux, appelés à se neutraliser mutuellement dans ce qu’ils auraient d’excessif, le système irrégulier du Pendjab, la loi s’applique sans difficulté, l’ordre naît, le progrès s’accélère. Là le chef de district (deputy commissioner) résume tous les pouvoirs. En abuse-t-il, on en appelle à son supérieur hiérarchique, le commissioner. Leur intérêt est le même dans l’œuvre commune. Le subordonné n’a aucun moyen d’échapper à l’autorité directe de son chef. Ils agissent presque toujours d’accord, et comme un seul homme, — nous citons l’expression même de M. Raikes. Cette unité de vues, de desseins, de volonté, rend l’exercice du pouvoir et très simple pour eux et très compréhensible pour leurs administrés. Nulle résistance à contre-temps, nulle force administrative détournée de son emploi, nul retard dans les mesures à prendre, nulle tentation de résistance chez ceux qu’on appelle à y concourir[2].

Par ce que nous venons de dire, — et c’est tout ce que nous at-

  1. Le moonsiff est un juge subalterne non assermenté (uncovenanted). Il y a, pour les six provinces da nord-ouest par exemple, outre vingt juges européens (covenanted) payés ensemble 594,000 roupies (1,485,000 fr.), vingt-quatre moonsiffs qui se partagent un salaire de 45,200 roupies (108,000 fr.)
  2. Dans la lettre de M. Raikes (Notes on the Revolt, appendix B), nous aurions encore bien des passages significatifs à relever, et notamment celui-ci :
    « Ma conviction est qu’on se trompe, et d’une manière périlleuse, quand on confie à des natifs telles fonctions où ils ont à contrôler des agens européens.
    « Faut-il plus de courage moral, demanderai-je, plus de confiance en soi-même, plus de loyauté, plus de lucidité dans l’intelligence pour remplir les fonctions de juge principal ou pour être général de division?
    « Le jour où vous trouverez les indigènes bons pour commander vos armées, vos brigades ou même vos régimens, alors il sera temps de les faire asseoir sur le bench des hautes cours de justice... »