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15 novembre.

Voici ce qui m’est arrivé hier pendant ma visite à Sid-Abdallah. Je note entre parenthèse cet incident, de peu de valeur du reste, et qui sort du cadre habituel de mes idées et de mes récits. Il s’agit d’une rencontre de femme arabe, et l’aventure est d’autant plus simple qu’elle se compose uniquement d’une impression musicale.

Sid-Abdallah me montrait ses papiers de famille. Il les avait tirés d’un petit coffre colorié, à serrure de cuivre, qui contenait une montre ancienne et quelques bijoux de prix. C’étaient des feuilles de parchemin couvertes de la plus belle écriture, rehaussées de larges sceaux de cire et d’arabesques bleu et or. Notre ami m’apprenait ses origines, qui le font descendre d’une famille de marabouts. Il m’avait entretenu déjà de ces titres de noblesse ; mais il m’en donnait pour la première fois la preuve officielle. Voulait-il par là relever son importance et mieux mériter mon estime ? prétendait-il s’assurer une déférence qui lui était si bien garantie d’ailleurs par son âge, par ce que je savais de sa personne et par la dignité parfaite de ses manières, témoignages, à mon avis, de beaucoup supérieurs au certificat de ses parchemins ? Il m’en coûtait de croire à un calcul de vanité bourgeoise dans un esprit qui jusque-là m’avait paru exempt de petitesses. Toutefois rien n’est indifférent dans la conduite des Arabes, et une confidence, quelle qu’elle soit, devient, quand on connaît leurs habitudes, un fait inusité sur lequel il y a toujours sujet de réfléchir.

On venait d’annoncer la prière d’une heure après midi sur la galerie de la mosquée voisine. Les femmes descendaient des hauts quartiers pour se rendre au bain. Il en passait un grand nombre, accompagnées de négresses portant sur leur tête le paquet volumineux des vêtemens de rechange. Une femme seule, sans domestique et sans enfant, s’arrêta brusquement devant la boutique et vint s’y accouder. Son salut fut dit dans la formule du selam, d’une voix très douce, un peu voilée à cause du masque de mousseline qui couvrait son visage. Abdallah la vit sans la regarder, entendit son salut, y répondit par un selam bourru, continua de feuilleter ses parchemins et ne leva pas la tête.

Ouach enta ? — comment te portes-tu ? — reprit la voix sur un ton plus ferme, mais toujours un peu roucoulant.

— Bien, répondit Abdallah d’un ton brusque, comme il aurait dit : Passe ton chemin.

Cependant une ou deux interrogations rapides lui firent enfin suspendre sa lecture ; il étendit la main vers le coffre, y rangea lentement les précieux feuillets, puis il leva vers la femme un regard