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que l’existence la plus prosaïque renferme encore d’idéal réel, ce que la mélancolie elle-même a de fortifiant et de sain, vous saurez et comprendrez que le livre a été écrit pour vous. Les faits, où sont-ils? Ils sont en vous-même et à côté de vous ; vous les touchez, et ils vous touchent. A une certaine heure, vous êtes passé à côté d’eux indifférent, insensible à leur contact; mais ce contact a laissé un germe qui s’est développé à votre insu, et dont vous contemplez avec une surprise mêlée de joie la soudaine floraison : vous ne vous saviez pas si riche en poésie. Alors, comme un cours d’eau dont on ouvre l’écluse, le flot des souvenirs vous monte au cœur et vous inonde, et ce ne sont pas les grands événemens de votre vie, les faits et gestes mémorables que vous vous rappelez, mais les plus petites et les plus humbles choses qui se présentent à vous avec je ne sais quel parfum de nouveauté, avec une signification inattendue. Si le moment n’est pas arrivé pour vous, vous aurez beau faire, beau vous agiter en vous-même, ces impressions ne se produiront point; mais quand l’heure sera venue, elles vous poursuivront malgré vos préoccupations actuelles, et se feront jour partout où vous serez. Peut-être pensez-vous qu’il faille pour en jouir se trouver dans une situation favorable, et, comme deux amis qui, réunis après une longue absence, s’installent comfortablement pour causer, les pieds sur les chenets, êtes-vous d’avis de faire à votre hôte un accueil splendide et de tout préparer, de tout déranger pour le recevoir? Non, point tant de frais : cette poésie intime est comme le Maître, elle vient le plus souvent à la dernière heure de la veillée, alors qu’on ne l’attend plus. Êtes-vous en proie aux vulgaires soucis de la vie quotidienne, êtes-vous obligé à une fastidieuse démarche, ne pouvez-vous vous débarrasser d’un fâcheux : c’est alors que l’idée, souriante et prise de pitié, se dégage au dedans de vous, vous repose et vous rafraîchit. Ce qui vous importunait tout à l’heure prend aussitôt une forme nouvelle et devient l’accompagnement nécessaire de la fine mélodie que vous seul entendez. Boileau avait dans son jardin d’Auteuil une certaine allée au détour de laquelle il mettait enfin la main sur la rime fugitive : plus certainement encore, ces voix intérieures, ces précieuses réminiscences chanteront dans votre esprit au milieu des rues obscures de la cité, au travers des carrefours boueux, en présence de ces visages maussades et de ces sottes physionomies que vous heurtez sur votre chemin. Ah ! comme vous vous prendrez alors à cette joie si profonde, parce qu’imprévue, jusqu’à ce qu’une piqûre brutale de votre grosse vanité ou même une trop rude caresse de votre main d’enfant la fasse vous quitter toute meurtrie.

Traînant l’aile ou tirant le pié !

Si cependant, soupirant après elle, vous la voulez trouver dans son véritable domaine, si vous tenez à la surprendre dans les endroits qu’elle habite de préférence, montez là-haut, vers les sources. Sous les sapins toujours verts, il n’y a jamais ni printemps, ni automne, et la nature y est éternellement semblable à elle-même. « Toujours la mousse arborescente, moelleuse, couvre les places ombreuses d’un tapis où s’emboit la lumière; toujours le sol uni va se déroulant sous la colonnade; toujours une atmosphère également éclairée, toujours cette grande paix, toujours l’air qui joue librement