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qu’une copie habile d’une œuvre originale, mais il compose un spectacle des plus agréables et des plus distingués. Malgré les coupures obligées et les transformations nécessaires, la charmante conception de M. Feuillet conserve encore son attrait et sa poésie. Ce drame émeut souvent, et plaît toujours. Il plaît toujours, et c’est la véritable raison du légitime succès qu’il a obtenu. On est ravi de trouver enfin sur la scène des sentimens élevés, qui peuvent être acceptés par tout le monde, exprimés dans un langage qui n’est pas celui de tout le monde, et de contempler des personnages qu’on pourrait saluer, si on les rencontrait.

Et maintenant nous prendrons congé de cet ingénieux et brillant écrivain. Si le ciel nous prête vie, nous espérons le retrouver dans quelques années aussi grand artiste que nous le quittons artiste délicat. Son passé nous donne une pleine confiance dans l’avenir de son talent, car il a surpris ceux mêmes qui l’aimaient, et il a découragé ceux qui s’obstinaient à le nier. Il n’a pas gaspillé son esprit en productions hâtives; il a toujours attendu l’heure de l’inspiration, qui l’en a récompensé par ses plus aimables sourires. Lentement, laborieusement, il a dégagé et formé son originalité et assoupli son talent. Nous l’avons toujours vu en progrès sur lui-même, en voie de perfectionnement. Enfin, qualité exquise autant que rare, il n’a jamais aimé que les succès de bon aloi. Les applaudissemens grossiers ne l’ont pas séduit, et les suffrages des hommes de goût lui ont paru préférables aux suffrages ignorans des premiers venus. Mais aujourd’hui qu’il est maître de lui-même et que son nom a conquis tant de sympathie, nous aimerions à le voir hardi autant que nous avons aimé à le voir prudent. Qu’il élargisse son horizon; que, sans quitter sa calme retraite et sa campagne aimée, il jette plus souvent un regard sur le vaste monde. Le vaste monde, la large humanité, les grandes croyances, voilà la carrière inépuisable d’où le véritable artiste doit désirer tirer la matière de ses œuvres. Que l’on sente vibrer un peu plus en lui la fibre de l’homme universel sympathique à toute grandeur, à toute cause noble, accessible à toutes les préoccupations légitimes de ses contemporains. Le vaste monde n’est pas l’étroite enceinte d’un salon choisi, c’est une large arène où les hommes combattent pour de grands et complexes intérêts, et la mission du poète par conséquent n’est pas seulement de plaire, mais d’encourager et de consoler les cœurs qui luttent. Quelles que soient cependant les métamorphoses que nous réserve ce talent dans l’avenir, saluons dès aujourd’hui M. Feuillet comme le premier des jeunes poètes et des jeunes romanciers dont le nom est répété par la foule.


EMILE MONTEGUT