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temps de dire : « Voyez. » Le caractère de la petite comtesse, cette femme composée de saillies et de flammes, est d’une originalité saisissante, et n’avait pas été tenté dans la littérature depuis la fameuse Ondine de Lamotte-Fouqué, qu’elle m’a rappelée, et à laquelle elle ressemble autant qu’une mortelle terrestre peut ressembler à une fée des eaux. L’auteur lui fait commettre avant de mourir une assez vilaine action qui a été généralement regardée comme une tache inutile. Je ne suis pas de cet avis. Cette action, toute vilaine qu’elle soit, est en parfait accord avec le caractère spontané de l’héroïne; c’est une action désespérée, d’une logique très absurde, mais très féminine. « Eh bien! soit, puisque je ne puis être aimée et que je ne suis pas digne d’être aimée à ce qu’il paraît, » voilà tout le raisonnement de l’héroïne. Je recommande la Petite Comtesse à l’attention des admirateurs nombreux du Roman d’un jeune homme pauvre. Je leur conseille une seconde lecture de cette belle histoire, et je ne doute pas qu’ils ne conviennent ensuite avec moi que de toutes les œuvres de M. Feuillet, c’est la plus parfaite et la plus poétique.

Le Roman d’un jeune homme pauvre a obtenu un phis grand succès, mais n’a pas, à mon sens, la même valeur que la Petite Comtesse. Le grand reproche que nous avons à adresser à l’auteur, c’est d’avoir voulu effleurer son sujet, et d’avoir refusé de l’approfondir. M. Feuillet a eu peur du réalisme : c’est une crainte salutaire, mais qui lui a fait un peu trop dédaigner la réalité. Qu’il nous permette de lui dire que la situation qu’il a voulu peindre est beaucoup plus grave qu’il n’a l’air de le croire, et que les infortunes réelles d’un jeune homme pauvre sont beaucoup plus amères que celles de son héros. Un jeune homme pauvre n’est pas précisément un personnage romanesque, car il vit en familiarité avec les réalités les plus sévères et les plus sombres. Sa dignité elle-même n’est pas celle que lui prête M. Feuillet : il n’a pas cette dignité calme, maîtresse d’elle-même, toujours égale, qui est celle de Maxime, mais une dignité beaucoup plus violente et récalcitrante. Elle n’est pas passive et purement défensive, elle est volontiers belliqueuse et agressive. Un jeune homme pauvre n’a pas de roman, ou, s’il en a un, il est beaucoup plus difficile à construire que celui du héros de M. Feuillet. Mais quel roman pourrait en revanche égaler en intérêt la connaissance positive de la réalité, les épreuves morales, les terreurs de l’abandon, les longues rêveries de la solitude, la science impitoyable d’observation que la pauvreté engendre ou enseigne? Les expériences d’un homme pauvre dépassent en profondeur celles de tous les autres hommes, car il est directement en relation avec la nature, et il lui faut juger les hommes, non, comme les riches, d’après leur surface,