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particulière, une prédilection qui tient de la sympathie et de l’amitié. Cependant, comme le rôle d’un critique n’est pas d’avoir des sympathies irréfléchies, j’essaierai de donner les raisons qui me font préférer ce récit à toutes les autres œuvres de M. Feuillet. La Petite Comtesse a été jugée très sévèrement; on l’a, entre autres choses, accusée d’être une histoire improbable, impossible, que sais-je? Improbable nullement, rare certainement. L’histoire est celle de deux âmes qui se sentent attirées l’une vers l’autre par une attraction invincible, et qui tombent foudroyées presque au même instant, l’une par le coup de tonnerre de la passion, l’autre par le choc en retour. La rapidité avec laquelle la passion précipite le dénoûment a choqué beaucoup de lecteurs, même parmi les plus intelligens; on a trouvé que ce dénoûment était bien romanesque et peu motivé; en un mot, on n’a pas compris la nécessité du coup de foudre, qui me semble au contraire la preuve la plus vraie que l’auteur ait donnée de sa science du cœur humain. Je prierai de remarquer que la passion des deux amans est soudaine comme l’éclair, et par conséquent doit se terminer par un désastre. Où a-t-on vu que des passions soudaines eussent jamais une fin heureuse? Il n’y a de passions heureuses que celles qui se sont formées lentement, où toutes les causes de malentendus ont été écartées par une main prudente, discrète et aimante; mais la passion soudaine ressemble à la foi qui veut ravir le ciel par violence. Elle est grosse d’imprévu, d’un imprévu qui n’est pas à longue échéance, qui éclatera infailliblement dès la première heure. Les causes de malentendu abonderont, et le temps manquera toujours pour les dissiper. En outre, ces passions, irrésistibles en raison même de leur soudaineté, iront jusqu’au bout d’elles-mêmes. Tout est blessure grave, coup décisif, lésion mortelle dans une pareille passion, un mot ironique, une méprise de l’esprit, une honnête réserve. C’est l’histoire de l’héroïne de M. Feuillet : elle meurt victime d’une méprise d’esprit, d’une fausse observation que son amant n’a pu réparer; le temps lui a manqué, et la passion qu’il avait inspirée n’avait pas le temps d’attendre. « Eh bien! monsieur, Dieu n’a pas béni notre sagesse, » dit la vieille marquise, lorsque George s’éloigne en laissant Mme de Palme frappée à mort, et ce mot résume heureusement la moralité de l’histoire. Quant à la composition du livre, elle me semble presque admirable, La tranquillité des premières pages, la longue et lente description de la sécurité morale du héros qui vit insouciant et heureux dans sa retraite laborieuse, font un contraste frappant avec l’orage terrible qui termine l’histoire. Le ciel était pur et bleu, et tout à coup le simoun a soufflé, et deux créatures humaines ont été enlevées avant qu’on ait eu le