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ou d’une courtisane. Quand elle commet quelque indignité, ne croyez pas que ce soit par instinct de dissimulation, par besoin de vengeance, par orgueil blessé. Si elle fait saigner le cœur de son amant, ce n’est pas pour se donner le plaisir de sentir souffrir celui qui l’aime. Non, chacune de ses infamies n’est qu’une des parties d’un plan prémédité qu’elle exécute avec une tactique machiavélique et un esprit de suite admirable. D’avance, elle savait que l’aventure dans laquelle elle s’engageait devait avoir une fin; elle a donc échelonné ses cruautés comme autant de bornes milliaires sur la route qu’elle suit avec son amant, de manière à pouvoir toujours se dire : « Il y a tant de distances parcourues, il en reste tant à parcourir, voilà tout. » Puisque Léonora n’est pas assez maîtresse d’elle-même pour triompher des caprices de ses sens, il faut au moins qu’elle soit plus forte que ses victimes, car, n’étant que l’esclave de ses sens, elle conserve encore son rang dans le monde, rang qu’elle perdrait inévitablement, si elle avait la faiblesse d’être l’esclave de son cœur. C’est par un dernier reste d’orgueil aristocratique qu’elle est cruelle et impitoyable; tant qu’elle n’est qu’hypocrite et sensuelle, elle n’est pas déchue : elle le serait le jour où elle deviendrait sincère et confiante. Elle doit être ce qu’elle est sous peine d’abdiquer. Carnioli n’est pas un personnage moins vrai que Léonora, quoiqu’il se présente avec des allures un peu trop excentriques. Il représente bien cette science pratique de l’homme du monde qui ne vient pas de la réflexion et de l’observation, mais de l’insouciance, d’une bonne santé et de l’indépendance matérielle que donne la fortune. C’est le type de ces gais et aimables compagnons, pleins d’une expérience qui n’a jamais pu profiter qu’à eux-mêmes, incapables de vous donner un bon conseil, amis plus dangereux que le pire ennemi. Ils vantent leur expérience, et ils ne savent rien de la vie, si ce n’est qu’ils se sont tirés des situations les plus périlleuses, grâce à la violence d’un bon tempérament. Immoral sans perversité, brutal sans grossièreté, roué sans finesse, ami dévoué sans discernement, Carnioli est une représentation très heureuse de cette classe d’hommes qui en vous n’aiment qu’eux-mêmes, vous veulent semblable à eux pour vous aimer, et supposent que leurs amis doivent être comme eux à l’abri des maux de nerfs et de la phthisie.

Dalila est accepté généralement comme le chef-d’œuvre de l’auteur, et je crois que ce jugement du public est juste sans être tout à fait équitable. Si M. Feuillet n’a jamais eu plus de fermeté et de précision que dans Dalila, en revanche il a mis dans une autre œuvre plus de passion et plus de flamme. Je confesse que j’ai pour le charmant récit intitulé la Petite Comtesse une prédilection toute