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que de charmer. Jusqu’alors il s’était montré subtil et gracieux, et voilà que, sans rien perdre de sa mesure ordinaire, il se montrait énergique et passionné. Il aimait à jouer sur les cordes les plus fines et les plus sympathiques du cœur, et voilà qu’il jouait sur les cordes les plus cruelles et les plus dures. Il était insinuant, le voilà éloquent; il aimait à être bienveillant, le voilà impitoyable comme le pessimiste le plus déterminé. A partir de Dalila, les lecteurs de M. Feuillet surent donc qu’il avait l’esprit aussi ferme que gracieux, aussi décidé que subtil. Ce drame en effet ne porte aucune trace d’effort, et cependant, si l’on se reporte aux œuvres précédentes de l’auteur, il semblerait que pour l’exécuter il ait dû faire violence à sa nature. Si ce combat a eu lieu, le lecteur n’en voit rien. Le poète a oublié un instant son optimisme habituel; il contemple d’un œil assuré le jeu impitoyable des passions qu’il a voulu peindre, il lit sans se troubler dans les replis de l’âme noire de Léonora; il assiste sans pitié puérile et sans vaine compassion à l’inévitable martyre de Roswein. Tout le drame est exécuté d’une main ferme, virilement, sans que le cœur ait tremblé. Sauf quelques tirades un peu trop sentimentales, pareilles à ces instrumens qui accompagnent dans les mélodrames les situations pathétiques, l’auteur reste impartial entre ses personnages et laisse les passions et la fatalité faire leur œuvre. M. Feuillet a évité très heureusement d’intervenir dans son drame et d’y venir jouer indirectement le rôle du chœur antique : l’émotion et la pitié s’échappent directement des situations, la leçon morale sort directement du drame lui-même. M. Feuillet a une certaine tendance à prendre parti pour ses personnages, à intervenir pour louer ceux qu’il aime ou pour médire de ceux qu’il méprise; dans Dalila, il a échappé à ce penchant dangereux. Il est bien vrai cependant qu’on pourrait découvrir sans trop de peine dans les rôles de Marthe et de Sertorius quelques vertus artificielles et quelque morale de convention; mais je n’oublie pas que ces personnages ont été créés pour servir d’antithèses aux rôles de Léonora et de Roswein, que la loi des contrastes est une des lois nécessaires de l’art, et que le respect obligé de cette loi entraîne fatalement à faire à la convention une part petite ou grande. De plus illustres que M. Feuillet n’ont pas cherché à éviter les inconvéniens de cette fatalité.

Quant aux deux personnages principaux, nous en parlerons avec quelques détails, car Léonora est la création la plus forte et Carnioli une des créations les plus heureuses de M. Feuillet. Léonora est un type accompli de perfidie ferme et réfléchie. Elle est perfide et rien que perfide ; elle est cruelle sans lâcheté, elle est méchante sans bassesse. Elle est galante sans avoir rien d’une aventurière