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faible par où l’on pourra faire brèche et entrer en conquérant dans la citadelle du cœur. Le marivaudage est le seul langage qui puisse convenablement exprimer cette situation un peu bizarre, et M. Feuillet, en l’employant, me semble avoir donné une preuve d’un talent qui le distingue très particulièrement : à savoir l’appropriation exacte du cadre au sujet qu’il veut traiter. L’Urne est donc une très jolie chose et qui est tout à fait d’un connaisseur du cœur humain. Le Village, beaucoup plus accessible au grand nombre, a mieux réussi, et depuis longtemps il est accepté comme une des œuvres les plus aimables de M. Feuillet. Nous n’avons pas à le venger par conséquent d’un dédain immérité comme la petite pièce précédente; nous nous bornerons à dire qu’il serait difficile de faire une plus ingénieuse apologie des douceurs de la monotonie et du bonheur de l’habitude. Un sentiment de calme pareil à celui qui nous saisit dans une petite ville de province enveloppe de son silence cette charmante idylle bourgeoise éclairée d’un doux rayon d’automne.

Mais, quel que fût le mérite de ces productions, elles étaient de celles qui indiquent plutôt un observateur dilettante qu’un peintre de la nature humaine. M. Feuillet était un poète sans doute, mais il l’était surtout dans les arts délicats que préfèrent les femmes et les hommes du monde très distingués. Maître reconnu dans les arts du pastel et de l’aquarelle, on ne savait s’il pourrait jamais réussir dans la grande peinture. Ses esquisses étaient charmantes; mais qu’arriverait-il le jour où il ne se contenterait plus d’esquisser, où il voudrait dessiner et peindre? Il manquait à M. Feuillet l’œuvre importante, capitale, qui classe définitivement un auteur, et ne permet plus à la critique de le contester désormais. M. Feuillet sentit vivement cette lacune, je le crois, et se mit en devoir de la combler. Sa première tentative ne fut pas précisément heureuse. Que M. Feuillet me pardonne cette sévérité qui lui paraîtra peut-être exagérée, en songeant que je lui parle comme à un artiste, et non comme à un homme d’esprit qui cherche avant tout à amuser. Si je rencontrais dans le bagage de quelqu’un de ces conteurs d’histoires amusantes un roman comme Bellah, je le louerais probablement sans réserve, car Bellah est une charmante histoire, racontée avec une grâce et un bon goût parfaits, pleine de beaux détails; mais la longueur du récit, le plus étendu que M. Feuillet ait composé; accuse l’importance qu’il attachait à cette tentative; il avait voulu faire une œuvre de longue haleine. Faire une œuvre de longue haleine est en effet la première pensée qui se présente à l’esprit d’un auteur lorsqu’il songe à tenter cette œuvre capitale qui doit le classer définitivement. Peut-être, lorsqu’il écrivait Bellah, eùt-on beaucoup étonné M. Feuillet en lui révélant que cette œuvre déci-