Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 18.djvu/674

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dit son guide, il est temps d’aller vers le vieux monarque. » Et par une brèche ils descendirent dans un jardin abandonné où les herbes parasites ont déjà noyé les parterres fleuris; puis un escalier dégradé les conduisit à une terrasse sur laquelle deux soldats montaient la garde. Quelques domestiques indigènes y faisaient antichambre. Un couloir obscur menait à une chambre ténébreuse, et dans un coin de cette espèce de cachot, accroupi sur ses hanches, les pieds nus, la tête dans un bonnet de toile, vêtu d’une tunique de mousseline d’une blancheur douteuse, le Grand-Mogol s’offrit à leurs yeux. Or le Grand-Mogol avait la migraine, le Grand-Mogol était penché sur une cuvette, le Grand-Mogol... On nous dispensera de dire, d’après le journaliste anglais, qui ne recule devant aucun de ces étranges détails, tout ce que faisait le Grand-Mogol.


«... Était-ce bien, ajoute-t-il, était-ce ce vieillard décrépit, aux vagues regards, à la lèvre idiote, aux gencives dégarnies, qui avait rêvé la restauration d’un vaste empire, fomenté la plus terrible insurrection dont l’histoire ait conservé le souvenir, et, du haut de son antique palais, jeté un fier défi, compliqué d’ironiques provocations, à la race étrangère qui tient dans sa main tous les trônes de l’Inde?... »


Derrière une natte qui fermait l’entrée d’une chambre intérieure, on entendait susurrer des langues bavardes, on voyait étinceler des regards curieux. Là se tenaient sans doute ces femmes du zenanah, ces begums dont il paraît que les insolentes répugnances empêchèrent le vieux prince d’y cacher les Européennes fugitives qui étaient venues lui demander asile et sauvegarde. L’une de ces reines, quand les visiteurs sortirent, fit demander au commissaire anglais de l’entretenir un instant. C’était une femme de trente-cinq ans, dont les traits contractés exprimaient l’irritation et le dépit : « — Je demande, disait-elle, à quitter cette prison. Ce vieil imbécile (le Grand- Mogol, padischah, roi des rois, omnipotence lumineuse, maître de l’univers!), ce vieil imbécile se croit toujours roi. Il ne l’est plus; je ne veux pas rester près de lui; il ne fait que radoter et grogner, j’en ai assez!... » — Une seule chose nous reste à dire pour achever ce portrait navrant : avec sa vénérable moustache blanche et sa barbe majestueuse, le souverain détrôné, parodiant la vieillesse d’Anacréon et de Chaulieu, couvre de couplets érotiques les murs mêmes de son cachot. Son prédécesseur, Shah-Alum, était poète, lui aussi. Tous les Mogols le sont plus ou moins. On cite de lui ces vers, aujourd’hui devenus prophétiques : «La tempête du malheur a éclaté sur moi et m’a terrassé... Elle a jeté ma gloire aux vents et dispersé mon trône dans les airs[1]!... »

  1. Le roi de Delhi a été, depuis l’époque de cette visite, décidément enlevé à sa capitale; il avait été question, croyons-nous, de le transporter aux îles Andaman. Il nous semblerait cependant plus simple de le détenir, près de Calcutta, dans quelque forteresse. Avec lui sont deux de ses fils (fils naturels), qui doivent inspirer plus de craintes que le vieux monarque, et qui seront sans doute voués à la captivité la plus étroite.