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III.

Cet héritier de Timour, de Baber, de Shah-Jehan, d’Aurang-Zeb, celui qu’on appelait hier encore le Grand-Mogol, lumière du monde, seigneur suzerain de vingt royaumes, âgé de quatre-vingts ans, arrivé au dernier terme de la caducité, doit se rappeler encore, si quelque ombre de mémoire lui reste, le jour où les Mahrattes sortirent vaincus de Delhi. Ce jour-là, — c’était en 1803, — lord Lake, fouillant les appartemens du palais impérial, découvrit, dans quelque recoin où on le laissait obscurément végéter, un vieil aveugle, pauvrement vêtu, mélancolique jouet de la fortune, vil simulacre que vingt aventuriers heureux s’étaient passé de main en main comme un curieux débris, une relique vivante des grandeurs évanouies. Lui-même avait régné, mais le sceptre héréditaire s’était brisé dans ses mains; ses trésors avaient été pillés, les femmes de son zenanah outragées sous ses yeux, et, dans un accès de caprice, un des maîtres que la fortune lui donna successivement lui avait fait crever les yeux à coups de poignard, croyant ainsi porter le coup final à la dynastie déchue. Le général anglais, en face de tant de misères et d’abaissement, fut-il saisi d’une généreuse compassion? Nous voudrions le croire. Vit-il dans ce restant d’idole, dans ce semblant de roi, dans cette créature mutilée, le protégé naturel d’une puissance qui, du droit de tutelle, veut faire un droit de souveraineté absolue? Ceci est beaucoup plus probable. Quoi qu’il en soit, lord Lake replaça Shah-Alum sur le trône des padischahs, non le fameux trône du paon[1], mais le trône de cristal. Il lui rendit une garde nombreuse, à la condition qu’un officier anglais la commanderait, et pour défrayer les cinq ou six mille parasites, qui, de droit, engraissent à l’ombre du palais impérial, sous prétexte de parenté, d’alliances, ou de services plus ou moins suspects, il lui alloua une pension de 60,000 roupies par mois[2], plus une gratification supplémentaire annuelle de 70,000 roupies, en tout 80,000 livres sterling ou 2 millions de francs : liste civile médiocre, souvent débattue depuis comme insuffisante, et finalement augmentée d’un tiers en 1809. Avare d’argent, la compagnie ne lésinait pas sur les privilèges

  1. Le trône du paon ou Takt-Taon, qu’on estimait valoir 1,200,000 livres sterling (30,000,000 de francs), avait été enlevé du palais de Delhi, avant la conquête anglaise, par Nadir-Shah.
  2. On calcule toujours la livre sterling au taux de 10 roupies, bien qu’en masse il faille déduire environ 6 pour 100 du chiffre ainsi obtenu. La roupie vaut donc un peu moins de 2 francs 50 centimes.