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blessés plus ou moins grièvement, était le résultat d’une conspiration tramée pendant plusieurs semaines, fomentée par quelques fakirs, et qui avait eu pour point de départ une réforme malentendue de l’uniforme cipaye. Une espèce de shako-casque substitué au turban, la défense de porter des boucles d’oreilles, un nouveau mode de raser leur barbe, et les coups de fouet qu’on leur prodiguait pour les contraindre à ces changemens, voilà ce qui avait déterminé l’émeute des soldats de Vellore. Il n’est peut-être pas inutile d’ajouter que la mémoire de ceux qui furent exécutés à cette occasion est encore vénérée dans le pays, que leurs familles conservent précieusement certaines de leurs reliques, et qu’ils passent aux yeux de leurs compatriotes pour des martyrs de la foi hindoue.

Un demi-siècle sépare l’insurrection de Vellore et celle de Meerut, mais il existe entre elles une incontestable analogie : toutes deux s’accomplissent dans le voisinage et pour ainsi dire sous les auspices d’une race royale détrônée, toutes deux sont favorisées par le fanatisme des prêtres et des religieux indigènes, toutes deux ont leur prétexte, sinon leur cause, dans une modification apportée aux détails de l’équipement militaire. Néanmoins à Vellore rien ne prouva l’existence d’une conspiration étendue, ayant ses ramifications au dehors de la forteresse où la révolte sévit, tandis que l’insurrection de 1857, s’il faut adopter à cet égard l’opinion la plus accréditée en Angleterre, a été le résultat d’un vaste complot, longuement et habilement préparé. Ceci est-il une vérité positive, ou bien une simple chimère dont se repaît l’orgueil britannique, et dans laquelle il cherche une sorte de consolation? Nous hésitons à trancher une question si délicate. On va voir si les faits certains, avérés, peuvent s’interpréter ainsi[1].

  1. Nous ne mentionnons que pour mémoire ce qui a été si souvent raconté de « petits gâteaux chargés de symboles » et des fleurs de lotus qu’on dit avoir circulé longtemps avant l’insurrection dans les rangs des cipayes. Aucun témoignage bien positif n’existe à cet égard. Un bien plus grand intérêt s’attache, selon nous, à un manifeste du roi de Delhi, daté d’août 1857, et qui renferme un exposé méthodique des griefs sociaux que le peuple indien pouvait faire valoir pour légitimer sa révolte. Ce document vient seulement d’être publié. Il peut se résumer ainsi : « Le régime anglais ferme tout avenir aux classes supérieures de la population indigène. Ni dans la carrière des armes, ni dans celle des emplois civils, ni même dans celle de la haute industrie et des arts, une ambition légitime ne trouve à se déployer. Le plus haut grade qu’un natif puisse atteindre dans l’armée est celui de capitaine en second. Les fonctions civiles les mieux rétribuées auxquelles il puisse être promu (celles de sudder ala, ou juge de première instance), lui donnent, il est vrai, 500 roupies par mois; mais aucune influence, aucune possession terrienne (jaghir), aucune gratification sous forme de présent. Les manufactures indigènes sont écrasées au profit du travail anglais; la ruine des zemindars et des taloukdars empêche l’agriculture de constituer, comme jadis, une profession noble et lucrative... »