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détruire[1]. » Pour cela, c’est peu d’avoir des constitutions, il faut les faire exécuter contre le souverain; mais si un corps ou un magistrat en avait le droit, ne serait-il pas souverain lui-même? C’est peu d’accorder au peuple un droit de résistance, il faut encore qu’il l’exerce; mais quand l’exercera-t-il? comment et par qui? Les grandes républiques sont impraticables, les gouvernemens constitutionnels pleins d’abus, l’exemple isolé de l’Angleterre ne prouve rien. On est donc entre le despotisme et l’anarchie. Comment sortir de là? En reconnaissant, dit-il, une souveraineté supérieure à la première, universelle, indépendante et désintéressée entre les nations, représentant la raison prise à ses sommités divines, c’est-à-dire la religion. Le pape, dans les grandes circonstances, pourrait délier, dispenser les peuples du devoir de l’obéissance, comme au moyen âge, et ainsi la résistance à la souveraineté aurait lieu sans compromettre le principe de la souveraineté. Demander à un pouvoir supérieur la dispense d’obéir au pouvoir, ce n’est pas débiliter, c’est au contraire fortifier le pouvoir même, en reconnaissant que de soi-même on ne peut rien contre lui. — Telle est l’étrange proposition que ce penseur, ce briseur d’utopies, qui savait si bien son monde, semble adresser aussi sérieusement que possible à l’Europe du XIXe siècle !

Le livre du Pape, par les vues alors neuves qu’il présentait, a fait révolution dans les opinions régnantes sur la papauté du moyen âge. Il a relevé ce grand rôle, pitoyablement travesti depuis la réaction du XVIe siècle. Il l’a montrée, non plus ambitieuse, astucieuse, usurpatrice et tyrannique, mais comme un pouvoir régulier et reconnu dans la république chrétienne et féodale, comme une autorité médiatrice, garante et modératrice entre les princes et les peuples, en même temps qu’arbitre international, usant de son pouvoir surtout pour réprimer la guerre, pour conserver « dans ce moyen âge, devenu fou et corrompu, » la sainteté des mariages et les principes de la famille, et pour rendre la souveraineté supportable aux hommes. Mais comment de Maistre a-t-il pu songer que cette constitution du moyen âge fût applicable à l’Europe moderne, partagée en tant de sectes et minée par le scepticisme, à « cette religieuse Europe, qui, dit-il ailleurs, avait éclaté de rire » en lisant la déclaration un peu mystique de la sainte-alliance, bien moins contraire pourtant à toutes ses tendances que cette bizarre résurrection de la théocratie? Comment a-t-il pu oublier ce qu’il écrivait à peu près dans le même temps, que certains élémens de la révolution, « la liberté, l’égalité, la résistance, l’examen, » avaient gagné « même les fidèles,» que tout cela ne reculerait plus, et

  1. Du Pape, liv. Il, ch. 2.