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des illusions de quelques heures, et ces illusions me suffisent. N’existât-il plus qu’un Arabe, on pourrait, d’après l’individu, retrouver le caractère physique et moral du peuple ; ne restât-il qu’une rue de cette ville, originale même en Orient, on pourrait, à la rigueur, reconstituer l’Alger d’Omar et du dey Hussein. L’Alger politique est plus difficile à recomposer : c’est un fantôme turc qui s’est évanoui avec les Turcs, et dont l’existence, trop réelle pourtant, semblait improbable même de leur vivant.

J’ai fait aujourd’hui ma visite ordinaire et presque quotidienne au vieux Alger. En pareil cas, je ne m’occupe ni d’histoire ni d’archéologie. J’y vais très naïvement, comme au spectacle ; peu m’importe que la pièce soit vieillie, pourvu qu’elle m’intéresse encore et me paraisse nouvelle. D’ailleurs je ne suis pas difficile en fait de nouveautés. Ce que je n’ai pas vu par moi-même est pour moi l’inconnu, et si j’en parle innocemment, comme on parlerait d’une découverte, c’est qu’à tort ou à raison, j’estime qu’en fait d’art il n’y a pas de redites à craindre. Tout est vieux et tout est nouveau ; les choses changent avec le point de vue : il n’y a de définitif et d’ absolu que les lois du beau. Heureusement pour nous, l’art n’épuise rien : il transforme tout ce qu’il touche, il ajoute aux choses plus encore qu’il ne leur enlève ; il renouvellerait, plutôt que de l’épuiser, la source intarissable des idées. Le jour où paraît une œuvre d’art, fût-elle accomplie, chacun peut dire, avec l’ambition de poursuivre la sienne et la certitude de ne répéter personne, que cette œuvre est à refaire, ce qui est très encourageant pour l’esprit humain. Il en est de nos problèmes d’art comme de toutes choses : couibien de vérités, aussi âgées que le monde, et qui, si Dieu ne nous aide, seront encore à définir dans mille ans !

Voici donc la promenade que j’ai faite aujourd’hui : d’abord je suis parti de ma maison, que tu connais à peine, et j’ai suivi une route, que tu connais mal, en voiturin, selon les usages du pays, car on aurait tort de se refuser un moyen de transport, moins commode, il est vrai, que la promenade à pied, mais de beaucoup plus expéditif et plus gai, surtout quand on voyage en compagnie. Le voiturin d’Alger est une voiture à claire-voie, faite exprès pour le midi, qui vous abrite à peu près comme un parasol et vous évente avec des rideaux toujours agités. Ces carrioles, aujourd’hui très nombreuses, surtout dans la banlieue que j’habite, sont aussi peu suspendues que possible, vont horriblement vite, et, chose incroyable, ne versent jamais. Ce sont de petits omnibus au coffi’e large assis sur des roues grêles, menés par de petites rosses barbes à tous crins, efflanquées, haletantes, ayant la maigreur, la coupe aiguë et la vive allure des hirondelles. On les appelle des corricolos.