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massé dans la rue, puis un grade pour son fils, nommé secrétaire de légation, parce qu’en Russie qui n’a point de grade n’ost rien et ne figure nulle part : on lui refuse tout. Deux fois il donne sa démission, deux fois on la refuse ; fidèle sous l’injure, il obéit. À ces refus, à ce dénûment incroyable, s’ajoutent les soupçons injustes, les instructions défiantes et ridicules, les leçons ignares. Mais, tout fidèle qu’il était, de cette fidélité qu’osaient alors exiger les monarchies, et que nous appellerions d’un autre nom, il en vint bientôt à ressentir vivement, personnellement, l’absurdité d’un régime où des courtisans bornés, qui lisaient sa brillante correspondance avec une sorte de stupeur risible, pouvaient, du fond d’un cabinet clos au jugement public, déverser de pareilles avanies sur un homme qu’ils n’étaient pas capables de comprendre. Aussi se rappelle-t-il alors avec une certaine amertume qu’en 1802, au moment même de partir pour cette mission qu’il n’avait acceptée que par dévouement, ces hommes-là lui avaient même disputé le titre d’envoyé extraordinaire, parce qu’il supposait celui de gentilhomme de la chambre, « et que ma noblesse, dit-il, n’était pas encore assez ancienne pour cette dernière dignité… Quels éclats de rire, ajoute-t-il, ferait notre ami Napoléon, s’il voyait le roi mutiler son ministre auprès de la cour dont il attend tout, et cela de peur de s’écarter le plus légèrement d’un ordre de choses aussi impossible à rétablir que les murs de Babylone ! » Écoutez avec quelle poignante ironie il résume, en 1805, la conduite et le langage que, depuis quatre ans, son gouvernement semblait avoir tenus envers lui : « Partez, monsieur, et, quoiqu’on n’ose pas vous le dire bien clairement, partez sur-le-champ et sans voir la cour. Vous avez perdu vos biens, ce n’est point un mérite, et vous n’avez fait que votre devoir. Quittez l’aisance et la tranquillité, prenez un autre état sans connaître vos appointemens. Quittez votre femme et vos enfans pour un an, pour deux, pour quatre, pour dix, etc. Il se peut que vous rencontriez les embarras les plus cruels, la misère, l’humiliation ; mais on n’a besoin que de vos services, le reste n’est rien. — Je suis, ajoute-t-il, le chef d’une famille, peut-être la plus nombreuse de Savoie, ou plutôt de trois familles qui n’en faisaient qu’une, d’une douzaine de frères, beaux-frères ou cousins germains, tous tués, estropiés, ruinés dans cette guerre ; aucun des survivans n’a pris encore, au moment où je vous écris, le moindre service en France. Où me conduit cette route de l’honneur, invariablement suivie par moi et par tout ce qui m’appartient ? Au comble de l’avilissement. Tous les agrémens dont je jouis ici me viennent d’un prince étranger ; toutes mes peines, de mon maître[1]. »

  1. Mémoires politiques et correspondance diplomatique de J. de Maistre, publiés par M. Albert Blanc, 1858. Ces documens sont accompagnés d’un récit et d’un commentaire continu, qui révèlent dans M. Albert Blanc un talent véritable et élevé ; il nous fait espérer une suite à cette importante publication.