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force à ne changer en rien ? À quiconque a connu les déchiremens de la pensée, cette situation paraîtra terrible. Il dit quelque part d’après Sénèque : « Il est difficile à l’homme de n’être qu’un ; » magna res est unum hominem agere. Il cessa donc d’être un ; sa volonté resta d’un côté, son intelligence passa de l’autre. C’est ce que nous essaierons de montrer non-seulement dans sa politique, mais dans toute sa philosophie. Nous n’obéissons point à l’émotion du jour : c’est une impression reçue dans la première jeunesse de nos pensées, et qui, étant aujourd’hui justifiée, nous enhardit.

Dans cette discorde de l’âme, sa foi pratique demeura victorieuse ; mais les courans intérieurs et contraires qui se révèlent par l’analyse attentive de ses écrits furent une cause de tumulte dans ses pensées, d’excès dans le langage, de provocations paradoxales, et de ce ton hautain, injurieux, ou même, car il l’avoue, impertinent, qui lui ont fait tant d’ennemis, et qui affligent les plus sensés de ses admirateurs. M. de Rémusat a parfaitement dit de Bacon qu’il parle de plus haut qu’il ne pense. Joseph de Maistre, trop souvent, lorsqu’il est, comme il le dit lui-même, « en train, » pense de plus haut qu’il ne parle : c’est que, plus il sent d’obstacles en lui-même, plus il s’emporte à tout briser devant lui, et cet emportement abaisse le langage. Le travail à faire ici consiste donc à écarter, à pardonner, à tenir pour rien ses colères, ses saillies, ses exagérations, tout le contemporain, tout l’éphémère, et à ne voir de ses pensées que la pure généralité. Il faudra choisir et rassembler parmi ses idées celles qui sont constantes dans son esprit, celles qu’on retrouve partout dans son œuvre de vingt-cinq ans, celles qui se lient entre elles du commencement à la fin, et qui forment système : on aura droit alors d’appeler cet ensemble l’idée fondamentale de Joseph de Maistre. On verra en elle son passage d’un monde à un autre, oe qu’il croit être et ce qu’il est, ce qu’il est et ce qu’il devient.

Observons encore que toutes ses idées partent de la révolution française. Elle l’a ruiné, exilé, séparé pour vingt ans de sa famille, et ce n’est pourtant point là ce qui l’ébranlé le plus ; mais elle l’a atteint au fond de ses pensées, de ses croyances, de ses préférences morales : il s’est retourné contre elle, et il a engagé une lutte étrange, où il finit par céder sans s’avouer vaincu. Il l’attaque, et il l’accepte ; il en combat les théories, et il en tire les siennes, bien différentes ; elle lui est une hérésie contre laquelle il s’acharne, et elle lui est en même temps comme un texte du livre de la Providence, qu’il commente, dont il fait toute sa vie l’exégèse, et par lequel il s’élève jusqu’aux plus hautes questions de la théologie. Nous essaierons de suivre cette succession de pensées qui s’engendrent, l’une après l’autre, du fait capital des temps modernes : nous verrons d’abord comment il s’initie à ce fait de la révolution en lui-même, ensuite