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L’autorité religieuse pour laquelle il avait surtout combattu l’avait toujours suspecté, et dans les rangs les plus disciplinés il était recommandé de s’en défier. Sa manière de défendre la cause avait semblé dangereuse, et on ne lui pardonnait la plaidoirie qu’en faveur du zèle. D’autre part, ses adversaires les plus extrêmes étaient ceux qui accueillaient le plus favorablement beaucoup de ses pensées; par eux, elles s’étaient répandues dans la cause contraire plus encore que dans la sienne, et des sectes qui se portaient héritières et se posaient déjà aux lieu et place de l’antique domination qu’il croyait avoir affermie avaient pris d’avance ses idées comme leur bien.

C’est donc le moment de jeter un nouveau coup d’œil sur la série des principales œuvres de Joseph de Maistre. Disons sans retard que, si le siècle l’a si mal compris, c’est que l’auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg n’a jamais su se bien démêler lui-même. Les deux tiers de sa vie étaient presque écoulés lorsqu’une rupture violente la divisa jusque dans les profondeurs de l’esprit. Dans sa première période, il avait vécu dans les habitudes patriarcales d’une ville paisible, au sein des affections de famille, qu’il a souvent exprimées avec une grâce charmante, et dans l’exercice d’une magistrature qui l’attachait, par ses droits, par ses devoirs et par ses études, à la tradition et à l’ordre établi. Déjà cependant sa pensée avide aspirait à une autre nourriture, et il n’était pas sans goût pour les nouveautés. Souvent, dans ce cercle étroit, comme il le dit, au milieu « de petits hommes et de petites choses, » il se plaignait d’avoir à vivre et à mourir là, « comme une huître attachée à son rocher, » et il souffrait; « la tête chargée, fatiguée, aplatie par l’énorme poids du rien; » mais ce long temps, cette monotonie même l’appesantissaient dans le passé, et ses croyances comme ses sentimens prenaient cette force de l’âge que rien ne détruit plus. La révolution vint, avec des circonstances telles qu’elles justifient la haine de son cœur et excusent celle de son esprit. Alors commence une seconde période : le tourbillon qui l’emporte comme tant d’autres lui donne d’abord le vertige et comme une ivresse d’indignation; bientôt pourtant il aperçoit de nouveaux cieux et une nouvelle terre. Chargé de soutenir dans une cour lointaine les intérêts de son roi et de suivre d’un œil attentif les affaires de l’Europe, il voit en même temps rouler autour de lui les événemens extraordinaires dans lesquels Dieu écrit des idées nouvelles, et le mouvement hardi des opinions humaines qui en essaient l’interprétation : secoué par la révolution politique, il l’est encore plus par la révolution intellectuelle qu’elle contient. A l’âge où la vie est en quelque sorte faite, l’homme peut-il la défaire? Et d’un autre côté peut-il, surtout lorsqu’il a l’audace curieuse et ce besoin de vérité qui interroge tout, rester fixe dans l’enveloppe d’une première éducation? Quand tout change, est-il de