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n’y trouva qu’un vieux meunier turc et son aide, qui déclarèrent n’avoir aucune connaissance de ce qui s’était passé. On les lia avec des cordes, et on les emmena pour les engager à fournir plus tard des explications. Comme on ne pouvait songer à entrer dans la forêt que le matin, on employa le temps à descendre dans quelques villages voisins, presque entièrement habités par des Turcs. On arrêtait dans chacun le muchtar[1], le kiaya et tous les gens qui paraissaient pouvoir donner quelques renseignemens. On les liait, et on les emmenait. Rien n’est plus sommaire et plus exempt de formes que la justice des Orientaux, si ce n’est pourtant celle des Occidentaux, quand elle s’exerce dans les pays d’Orient. Le musulman qui inflige une peine l’inflige, il est vrai, sans forme de procès, mais du moins il y apporte un calme et une gravité qui semblent protéger le prévenu. Le Franc d’Europe y met une pétulance qui présente moins de garanties. Du reste, tous les gens que l’on arrêtait, habitués à ne jamais protester contre la force, se laissaient lier les bras sans dire mot et suivaient à pied la colonne d’un air insouciant. Tout au plus quelques vieilles femmes, dont on emmenait les maris, sortaient voilées et poussaient des cris déchirans sur un rhythme régulier en levant les mains au ciel par un mouvement monotone, de telle sorte qu’elles semblaient plutôt exercer leurs poumons que témoigner leur douleur.

Après quelques heures consacrées à cette razzia, on s’arrêta au village de Cadikeuï pour attendre le point du jour. C’est un hameau bulgare. Chaque famille y occupe un vaste terrain, fermé d’un clayonnage à hauteur d’homme. Les moutons, les chevreaux et les buffles y sont parqués. Sur un des pans de l’enceinte s’élève la maisonnette. Elle se compose de deux pièces, précédées d’un portique où l’on monte par deux ou trois marches grossières. La première pièce a seule une entrée sur le devant. On pénètre dans la seconde par la première, au moyen d’une porte basse, sorte de trou carré où l’on ne peut passer qu’en pliant le corps jusqu’à terre. Cette seconde salle, où la famille s’entasse quand elle a des hôtes à loger, a ordinairement une sortie de derrière protégée par de petits cabanons en claies, et ménagée pour la fuite en cas de danger. La même disposition se retrouve dans les villages turcs; la seconde pièce forme alors le harem ou partie de la maison réservée aux femmes.

La colonne se répandit dans Cadikeuï, et se distribua entre les différentes maisons. Après que des sentinelles eurent été placées, que les prisonniers eurent été mis en lieu sûr et que les chevaux furent remisés, chacun revint s’étendre tout habillé sous le portique

  1. Sorte de maire.