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les façons d’un gentleman et de grands traits noblement fatigués par les aventures. S’il avait passé quelques parties de son existence dans un nébuleux éloignement auquel l’imagination populaire prêtait les couleurs les plus fantastiques, il avait aussi vécu dans les pays d’Europe, et on avait pu le voir, dans nos capitales, faisant sauter joyeusement les guinées. Giret servait maintenant dans les bachi-bozouks, où il s’était rendu précieux par sa connaissance des dialectes de l’Orient et par son habileté à manier les singuliers soldats que se donnait l’Angleterre.

La nuit était venue quand on se mit en marche. A l’avant-garde s’étaient placés les deux gendarmes français et les gens de la police turque. Les autres volontaires, formant avec leurs domestiques une vingtaine de personnes, marchaient au centre, en désordre, et au gré de leur fantaisie. Swison et ses trente hommes étaient à l’arrière-garde. On n’avait d’ailleurs qu’une médiocre confiance dans les bons sentimens de cette escorte. On ne savait quelle serait l’attitude de ces soldats, s’il fallait en venir aux mains avec leurs anciens camarades devenus brigands ; de tels auxiliaires n’étaient pas sans danger.

Cependant chacun chevauchait dans la nuit sombre, se livrant, comme il arrive, à ses pensées. William songeait à Antonia. Tantôt il lui semblait qu’ils fuyaient ensemble au galop : ils traversaient des vallées, des montagnes, puis encore des vallées et des montagnes ; ils s’arrêtaient enfin dans une forêt touffue, et là commençaient d’interminables causeries entremêlées de douces étreintes. Tantôt il présentait Antonia dans les salons de Londres, surprenait un sourire railleur sur les lèvres d’un gentleman, et d’un regard provoquait l’insolent. L’image d’Antonia passait et repassait dans son esprit sous toutes les formes. Il la voyait vêtue à la turque, chaussée de babouches jaunes, traînant la queue d’une longue robe lilas, les bras et le cou chargés de perles. Il la voyait sous le fez rouge et brodé des femmes grecques, habillée d’une veste violette soutachée d’or. Il la voyait enfin telle qu’elle était là près de lui en ce moment, semblable à un gracieux adolescent dont les membres délicats manient le cheval et l’épée. Alors la réalité lui revenait à l’esprit. Cette femme le repoussait. En vain il avait offert sa fortune, son nom, sa vie. À cette pensée, la rage lui montait au cœur ; sa volonté, irritée de tant de résistance, incapable de se plier à de nouveaux ménagemens, se portait aux résolutions les plus violentes, comme un torrent qui, rencontrant sur son chemin des quartiers de roc, dédaigne de s’insinuer entre les fentes et bondit tout entier en écume par-dessus l’obstacle. Il enlèverait Antonia, il l’emporterait de force. En Orient, où y a-t-il des lois, humaines ou divines, pour protéger les femmes ? Elle serait à lui ; il trouvait une sauvage jouissance à la