Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 18.djvu/605

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tatives au pied du vieux chêne étaient encore là, entourés de chiens affamés. Sur les balcons des cafés, des Turcs à turban et à longue barbe, les jambes croisées sur une natte, fumaient leur dernier chibouk et lorgnaient du coin de l’œil les Européens qui partaient pour l’expédition.

Un lugubre cortège traversa la place en ce moment, et força les voyageurs à s’arrêter. C’étaient des paysans bulgares qui rentraient dans la ville, rapportant les corps de trois Anglais. Les deux premiers étaient ceux qui avaient succombé dans l’attaque : ils étaient couchés côte à côte dans un araba traîné par des bœufs; le troisième était un des blessés, qu’on venait de retrouver mort dans la campagne. On le portait sur un brancard improvisé et recouvert de feuillage. En tête et réglant la marche, un officier anglais s’avançait d’un pas lent, le chapeau à la main.

— Voyez, dit Antonia au docteur, est-ce que cet homme seul, avec son front pâle, ne fait pas plus d’effet qu’un régiment entier qui rendrait des honneurs à ces cadavres?

Le docteur ne répondit pas. Il était en train de réfléchir profondément aux hasards de l’expédition dans laquelle il s’engageait. Tous deux s’approchèrent de la porte de Chumla et arrivèrent au rendez-vous général au moment du départ.

La venue d’Antonia causa un vif étonnement dans la petite troupe. On s’empressa autour d’elle pour la questionner; on lui reprocha son imprudence, on la félicita sur son courage et sa bonne mine. Coiffée d’un feutre gris, vêtue d’une redingote qui déguisait ses formes, chaussée de grandes bottes, elle dirigeait avec souplesse un jeune cheval arabe. Un sabre pendait à son côté, et un ceinturon de cuir, bouclé sur son gilet, portait un revolver.

La colonne qui partait ainsi pour la forêt de Devna était composée d’élémens divers. On y remarquait, outre Antonia et le docteur, trois ou quatre officiers anglais, parmi lesquels William Spentley, notre ami Nourakof, trois ou quatre Français, dont deux gendarmes, seule cavalerie régulière qu’il y eût alors à Varna, le cawas-bachi[1] du pacha et un chaous[2] de zaptiés, enfin un peloton de trente bachi-bozouks du dépôt de Varna, sous les ordres du lieutenant Swison, esquire. L’expédition était commandée par le major Giret. C’était un personnage bizarre, né à Smyrne d’une famille anglo-française fixée de longue date dans le Levant. On le soupçonnait de peccadilles de jeunesse, comme par exemple d’avoir, à la tête d’une horde, quelque peu détroussé les caravanes dans le désert de Syrie. Il avait

  1. Chef des gardes.
  2. Sergent.