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Ces malheureux couraient en effet grand risque d’être achevés, si on ne les délivrait au plus tôt. Il importait de partir tout de suite, sans se fier à la police turque, qui ne poursuit d’ordinaire les coupables que d’un pied boiteux. On invitait tout le monde à se joindre à la colonne. Le rendez-vous était dans la petite plaine qui se trouve en dedans de la porte de Chumla, du côté de la brèche.

Chacun rentra dans la ville. Le petit café se vida peu à peu, et bientôt la porte de la Boucherie fut déserte. Kelner rencontra Stéphanaki, le domestique d’Antonia, qui le mandait auprès d’elle. Il s’y rendit, et la trouva vêtue d’un costume d’homme, à l’européenne, bottée, éperonnée, prête à monter à cheval.

— Docteur, dit-elle, j’ai besoin de vous pour m’accompagner.

— Où, madame?

— A la forêt de Devna.

Bei Gott ! vous voulez que je vous accompagne à la chasse aux bandits?

— Je n’y puis aller seule.

— Mais vous pourriez vous dispenser d’y aller.

Antonia fut inébranlable dans sa résolution. Force fut donc au docteur d’aller mettre ses grandes bottes pour escorter la vaillante amazone. Quelques instans après, ils montaient tous les deux à cheval dans la cour d’Antonia, puis s’engageaient dans les détours du quartier grec pour gagner le lieu du rendez-vous. Stéphanaki les suivait à cheval. La ville était agitée ce soir-là par la nouvelle de l’événement. Dans les longues rues sans fenêtres, les femmes et les enfans des Grecs, rassemblés sur les portes, regardaient de leurs grands yeux étonnés les cavaliers qui passaient.

En arrivant près de la porte de Chumla, la rue s’élargit et forme une place irrégulière; elle est pavée de cailloux et bordée de cafés que fréquentent les Turcs, dont le quartier s’étend sur l’un des côtés de la place. Un gros chêne deux fois centenaire sort du milieu des pavés et étend ses branches sur les terrasses des cafés voisins. Ses rameaux noueux et tortus se mêlent aux balustrades des galeries et s’insinuent entre les planches qui forment les murs des maisons. Le bois mort et le bois vivant se confondent dans une fraternelle accolade. En sortant de la place, on trouve le konac[1] du pacha, vaste construction de bois, et la ville se termine par un kiosque vitré et une fontaine gracieuse. Le jour baissait lorsque Antonia et le docteur arrivèrent sur la petite place. En cet endroit, ordinairement désert à cette heure, quelques spectateurs étaient restés. Les marchands d’elvas et de pâtisseries qui établissent leurs boutiques por-

  1. Palais officiel.