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réunion, muni d’une guitare, improvisait dans toutes les langues des chants burlesques avec cette ardeur que donne le soleil de la Méditerranée. Ses grands bras osseux se démenaient dans un habit noir. Il s’asseyait, se levait, montait sur une large pierre pour dominer ses auditeurs, et toujours sa verve intarissable entraînait l’assemblée. En voyant sa silhouette anguleuse se dessiner sur l’azur irréprochable du ciel, on eût dit Pasquin gesticulant sur le rivage de Naples.

Nourakof, placé près d’Antonia, lui glissait des galanteries dans l’oreille. Antonia, les yeux baissés, était absorbée dans une étrange contemplation ; ses regards étaient obstinément fixés sur le batelier Spuro. Celui-ci, à demi couché à l’arrière de son bateau, à quelque distance du rivage, se complaisait aux grotesques improvisations de l’Italien. Ses jambes nues pendaient hors de la barque, et ses pieds trempaient dans l’eau. De temps en temps un large rire soulevait sa poitrine. Antonia souriait alors, et son visage recevait comme un reflet de l’hilarité du batelier.

Après le déjeuner, plusieurs hommes se dispersèrent sur le promontoire pour chasser. On avait apporté des carabines à tige dont quelques personnes voulaient faire l’essai. Un arbre fut choisi pour but dans le flanc de la montagne voisine, et l’on commença à tirer. Un incident imprévu vint bientôt changer la cible. Vers le milieu de la montagne, bien loin, on voyait un bloc de rocher se détacher de l’escarpement, s’avancer dans l’air en se redressant comme une corne, et se terminer par une plate-forme isolée de toutes parts. Tout à coup, effrayée sans doute par les détonations que les échos se renvoyaient, une vache bondit sur la plate-forme, s’y arrêta court en face de l’abîme, et, ne pouvant plus prendre d’élan pour fuir, se trouva prisonnière dans cet étroit espace. La vue d’une bête réveille toujours les instincts carnassiers de l’homme qui a un fusil à la main. Ce gibier d’une nouvelle espèce tenta les tireurs, et en un instant cette cible vivante remplaça l’arbre qui avait servi de but. Seulement la distance était considérable, et la victime, pour être désignée, n’était pas encore sacrifiée. Les plus habiles chasseurs, Spentley, Nourakof et d’autres, y perdirent leurs balles. Il y avait toute apparence que le sang ne serait pas répandu. Le tir continuait sans interruption. L’animal, qui d’abord bondissait éperdu dans sa prison aérienne, avait repris de l’assiette, et semblait se recueillir. Nourakof allait de nouveau tenter l’épreuve, quand il aperçut Spuro qui le regardait, toujours couché dans sa barque et la tête renversée sur ses deux bras. Le capitaine connaissait l’adresse du jeune drôle, qui l’avait plusieurs fois accompagné à la chasse. Il lui fit signe de venir. Spuro descendit lentement à terre. Nourakof