Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 18.djvu/599

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

elle ramène son aile sur sa tête pour se voiler, comme la femme turque couvre ses traits du yachmaq quand elle rencontre un homme. Or il se trouva dans cette mahalla de Smyrne un jeune garçon qui vola les œufs d’une cigogne au moment où elle venait de pondre, et qui les remplaça par des œufs de canard. La femelle couva ces œufs étrangers, qui vinrent à maturité. Lorsque le mâle vit éclore des petits dont l’origine lui parut à bon droit suspecte, il quitta le foyer conjugal. Pendant quelques jours, on le vit plusieurs fois voler à une grande hauteur au-dessus du nid. On constata dans l’air une émeute d’oiseaux; quelque chose d’extraordinaire se passait. Au bout d’une semaine, une nuée grise parut dans le ciel, grossissant toujours et se rapprochant de la terre en forme de triangle. C’était une armée innombrable de cigognes : elle fondit droit sur la demeure de l’épouse infidèle, et quand elle eut passé, il ne restait plus vestige du nid, de la mère, ni des enfans.

— Quelle est la morale de votre histoire? demanda Antonia.

— La morale, dit Nourakof, c’est que le pacha de la province, ayant connu la scélératesse du jeune garçon dont la ruse avait causé cette méprise, le fit périr sous le bâton. Maintenant, si vous n’avez plus rien à faire ici, acceptez, je vous prie, mon bras jusque chez vous.

Ils sortirent ensemble de la maisonnette, et longèrent le rempart pour gagner la demeure d’Antonia. Derrière eux, à quelque distance, ils avaient aperçu William, fidèle à sa muette obsession.

— Eh bien ! dit Nourakof, voilà le bourreau de votre insensibilité, le tourmenteur de votre orgueil !

— Je ne sais ce que j’éprouve, dit Antonia; mais pour la première fois, depuis longtemps, je ne souffre pas à l’aspect de Spentley. Il me semble presque que je suis aise de le voir.


VI.

Le consul d’Autriche avait invité à un déjeuner champêtre la plupart des personnes qui ont déjà figuré dans ce récit et quelques autres encore. Le lieu de la réunion était la pointe de Galata, qui termine la baie de Varna du côté sud. En dedans de cette pointe, au pied de rochers abruptes, se trouve une grotte naturelle, et, à côté de la grotte, une source d’eau vive, qui garde, malgré le voisinage de la mer, une saveur exquise. Les uns, pour se rendre en cet endroit, traversèrent dans des barques l’entrée de la baie; les autres firent, à cheval ou en voiture, le tour du port et passèrent par la campagne. Antonia suivit cette dernière route.

On vendangeait dans les vignes. Sur les routes inondées de soleil,