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pel. Son bonnet rouge tombait derrière sa tête et se terminait par un énorme gland bleu ; sa chemise de grosse soie écrue laissait à découvert son cou et sa poitrine ; une veste d’un drap jaune et grossier, un pantalon de toile bleue attaché au-dessus du genou, complétaient son vêtement. Ses jambes et ses pieds étaient nus. À première vue, on admirait l’harmonie et la vigueur de ses traits. Son visage, d’un ovale un peu court, était doré plutôt que brûlé par le soleil. Ses cheveux ras laissaient voir son front large ; ses yeux d’un bleu noir s’enfonçaient sous de fortes arcades sourcilières. Son nez, ferme et droit, portait des narines mobiles que la moindre émotion gonflait. Ses lèvres un peu épaisses, à peine ombragées d’une moustache naissante, étaient relevées par une expression habituelle de dédain. Ses épaules étaient carrées, sa taille au-dessus de la moyenne, ses mollets énergiquement musclés, ses pieds larges et cambrés, le pouce bien détaché des doigts.

Nourakof alla vers le batelier et lui donna ses instructions pour la promenade du lendemain. En revenant vers Antonia, il vit qu’elle regardait le jeune marin avec une attention singulière, et le suivait des yeux jusqu’à ce qu’il eût disparu dans la chambre voisine.

— Voilà, lui dit-il, un beau garçon, et qui loge, si j’en juge par les apparences, des passions violentes dans ce corps magnifique. Je ne sais trop quelle vie il mène dans les tavernes de Varna ; mais après m’être déclaré son protecteur, je commence à trouver que le couteau joue un trop grand rôle dans ses querelles. J’ai déjà dû le tirer plusieurs fois des mains de la police. Aussi nous sommes les meilleurs amis du monde. Il cause peu, mais je l’écoute volontiers. Voulez-vous que je vous dise ce qu’il m’a conté la dernière fois que nous sommes sortis ensemble ? Il y avait autrefois à Smyrne….

— Est-ce que vous recommencez l’histoire de la princesse de Lahore ? dit Antonia en souriant.

— Non, c’en est une autre. Il y avait autrefois à Smyrne une mahalla[1] où l’on voyait plusieurs cigognes. Vous savez mieux que moi combien les Turcs les ont en vénération, combien un paysan est heureux que sa maison reçoive le nid d’une cigogne, et quand cet hôte, installé sur le sommet du toit, passe le jour à frapper l’une contre l’autre les deux parties de son bec qui rendent le son mat des castagnettes, combien on serait mal venu si on en troublait la tranquillité. Vous ne savez peut-être pas cependant la raison du respect qu’ont les Turcs pour ces animaux : c’est la pudeur que montrent les femelles. Non-seulement une cigogne femelle n’appartient qu’à un seul mâle, mais encore, quand elle voit passer un mâle étranger.

  1. Faubourg.