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demanda la permission d’attendre Spuro en sa compagnie. Ils s’assirent tous deux sur un divan de bois. La tante et ses enfans, dans la salle voisine, s’empressaient de faire du café pour l’offrir à leurs hôtes. Paraskévi seule, indifférente à ces préparatifs, debout, adossée contre la muraille, à l’extrémité de la salle, regardait Nourakof et Antonia, sans rien comprendre à leur conversation, qui avait lieu en français.

— Comme vous faites souffrir mon ami Spentley ! disait Nourakof. C’est donc une bien douce chose de sentir qu’on est aimée sans aimer soi-même?

— Oh! non, reprit vivement Antonia; c’est au contraire un affreux supplice! Avoir près de soi une personne dont on fait le malheur, et n’y pouvoir rien changer! Il devrait me haïr. Pourquoi ne me hait-il pas? Que voulez-vous en vérité que j’y fasse? Je ne puis pourtant pas feindre de l’aimer. Demandez-moi tout, excepté de mentir à mon cœur.

— Alors permettez que je vous conte un apologue.

— Contez, dit-elle d’un air résigné.

— Il y avait à Lahore, dans les Indes, une princesse qui était douée de tant de grâce, et qui avait tant de mérite, qu’on ne pouvait la connaître sans l’aimer. Un Anglais, qui passait, en devint éperdument amoureux; mais la dame fut insensible. Le malheureux dormait en vain le spectacle de sa constance et de sa douleur.

— Abrégez, dit Antonia. Qu’arriva-t-il?

— Toute la ville était émue de pitié. Et cependant l’Anglais n’était pas le plus à plaindre. Près de lui, depuis longtemps, était un de ses compagnons, amoureux de la même dame. Celui-là se taisait...

— Pas trop ! dit Antonia.

— Il restait du moins à l’écart, par respect pour la souffrance de son ami; mais le dévouement a des bornes. Ne croyez-vous pas que la princesse lui tint compte de sa réserve, et le récompensa enfin de sa discrétion?

— Mon pauvre ami, je crois à l’amour de Spentley; je ne crois pas au vôtre.

— Dites que vous êtes orgueilleuse, et avouez aussi que vous souffrez de votre orgueil. On n’est pas heureux, Antonia, quand on se croit supérieur aux autres et qu’on s’isole dans sa grandeur. Plus d’un s’est repenti d’avoir mis trop haut son idéal. Descendez du piédestal où vous vous êtes placée, et si un homme de cœur vous aime, ne demandez pas qu’il soit trop parfait.

En ce moment parut le frère de Paraskévi. Spuro pouvait avoir dix-neuf ou vingt ans. Il portait le costume des marins de l’Archi-