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Sous la pelisse, une jupe de soie brune lui tombait jusqu’aux pieds. Elle portait un collier et des bracelets d’ambre. Spentley était entré dans la maison sur les pas de Mme Fortuni. Il vint s’adosser à l’escalier de bois, dans un angle de la cour, et immobile regarda la longue file des danseurs, qui serpentait silencieusement. Ce tournoiement régulier faisait passer et repasser Antonia devant lui. Celle-ci paraissait heureuse. Elle souriait aux jeunes filles et les complimentait des yeux. Son âme s’était mise à l’unisson de ces âmes naïves, sa pensée répondait à leurs pensées virginales. En ce moment, elle vit Spentley et se détourna. Quand le hasard de la danse permit qu’elle l’aperçût de nouveau, elle le regarda, et cette fois plus longtemps qu’elle ne voulait. Elle cherchait à le perdre de vue et finit par ne plus pouvoir en détacher ses yeux. Ce fut pour elle une impression douloureuse. Cette fascination la fatiguait sans la dominer. Elle résolut de mettre vaillamment fin à ce malaise : comme elle passait devant l’escalier, tournant le dos à William, elle se retira de la danse et vint à lui.

— Vous êtes malheureux, monsieur Spentley ? dit-elle à voix basse.

— Je vous fais pitié? répondit-il de même.

— Je vous plains si vous souffrez.

— Tant mieux; vous m’aimerez peut-être.

— Alors c’est par calcul que vous m’offrez le spectacle continuel de votre douleur.

— Je ne calcule pas, mais tous les moyens me sont bons. Prenez-moi en pitié, je ne demande pas mieux.

— Croyez-moi, monsieur Spentley, dit Antonia, ne restez pas à Varna. Retournez à votre régiment, ou bien obtenez d’aller en Crimée. Faites cela, je vous en prie. Votre séjour ici ne peut amener rien de bon, ni pour moi, ni pour vous. Quand vous serez loin, vous m’oublierez.

Spentley ne répliqua rien, mais il rentra chez lui, vivement ému. Tant d’agitation, direz-vous, pour quelques paroles si simples? C’est que les mots ne sont rien par eux-mêmes. William avait trouvé dans la voix d’Antonia des accens tendres qu’il ne lui connaissait pas. Les fibres de cette femme se relâchaient enfin, et il allait avoir prise sur cette nature indomptable. Que la voix humaine est une douce musique ! qu’elle est variée dans ses nuances fugitives ! combien ses capricieuses inflexions expriment de délicatesses !

En sortant de la maison de Tzicos, Antonia rencontra sur le seuil la petite Paraskévi. C’était une fillette de quinze ans, aux yeux grands et hardis. Paraskévi et son frère Spuro, orphelins depuis longtemps, étaient propriétaires d’une maisonnette située près du rempart, dans un faubourg de Varna. Ils y avaient recueilli un oncle, une tante et