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par des sacrifices mutuels. Il faut que l’un soit tout, l’autre rien; il faut que l’un soit adoré, et que l’autre adore.

— Ce n’est donc pas un amant qu’il vous faut, dit William, c’est un esclave.

— Au contraire, dit Antonia, c’est un maître. Je trouverais plus facile et plus doux d’obéir que de commander; mais quand j’abdiquerai l’empire que j’ai établi sur moi-même, c’est que l’homme que j’aimerai aura toutes les beautés et toutes les grandeurs que je puis imaginer. A cet homme-là, j’appartiendrai tout entière. Il fera de moi sa femme s’il le veut, sa maîtresse s’il le préfère. Devant lui, je n’aurai plus de volonté.

— Avec de pareils sentimens, comment n’êtes-vous pas encore dans un harem?

Antonia sourit.

— J’admire, dit-elle, l’air dédaigneux dont vous parlez des harems. Vos ladies s’imaginent donc qu’elles ont le monopole de l’amour, et vous croyez sans doute que, dans les vastes empires où le Koran domine, il n’y a pas de bonheur pour les femmes? Ne gardez pas une opinion si sévère. C’est dans un harem de Rutchuk que j’ai rencontré la plus charmante et la plus fortunée des femmes, ma bien-aimée Fatma. Celle-là fut heureuse par l’amour, et je ne connais pas une existence qu’on puisse comparer à la sienne. Elle était blanche comme la lune, avec des yeux bleus comme l’eau du Bosphore. Elle fut mariée à Mohammed-Féti-bey, que vous avez sans doute connu sur le Danube, dans l’armée d’Omer-Pacha. Quand on l’amena devant celui qu’elle venait d’épouser et qu’elle le vit pour la première fois, elle tomba en adoration. Cette admiration passionnée ne se refroidit pas pendant dix ans qu’elle passa près de lui. Ma douce amie eut une fin digne de sa vie : elle mourut en donnant un fils à Mohammed. Ce qui vous étonnera peut-être, mais ce que Fatma m’a confirmé maintes fois, c’est qu’elle ne ressentit jamais un mouvement de jalousie contre les autres femmes de son mari. Il était pour elle un dieu. Que d’autres l’adorassent comme elle faisait elle-même, elle trouvait cela naturel et légitime. Elle l’aimait sans demander de retour. Le voir, le savoir près d’elle, fût-il au bras d’une autre, c’était pour elle le bonheur. Sa tendresse s’exerçait dans mille soins ingénieux auxquels elle encourageait ses compagnes pour le plus grand bien du maître. Quels beaux chants d’amour elle a imaginés pour lui! Vous avez dû m’entendre en chanter quelques-uns...

En ce moment, la porte de la terrasse s’entr’ouvrit, et par cette porte entre-bâillée parut la tête rouge du docteur. Ses grosses lèvres épanouies et ses petits yeux clignotans semblaient interroger. L’ex-