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sent ; ne pouvant nous fuir, ils nous évitent. Leur principe, leur maxime, leur méthode est de se taire, de disparaître le plus possible et de se faire oublier.

On a donc oublié la haute ville, et j’y reviens après ce long détour. En devenant inutile, elle échappe aux projets qu’on aurait eus de la rendre française, et la voilà sauvée des démolisseurs et des architectes. Le vieux Alger n’est pas détruit ; à considérer les choses au point de vue pittoresque, ce qu’on avait de mieux à faire, c’était de respecter ce dernier monument de l’architecture et de l’existence arabes, le seul peut-être, avec Constantine, qui subsiste en Algérie, non pas intact, mais reconnaissable.

C’est l’ancienne porte Bab-el-Djeddid qui marque à peu près d’une façon visible le point de séparation des deux villes. Il y a précisément à cet endroit une petite place solitaire, sorte de terrain neutre où les gamins français fraternisent avec les enfans maures, où des Juifs, les plus concilians de tous les hommes en matière de nationalité, vendent de la ferraille et de vieux clous. Ici aboutissent les rues qui montent à la Kasbah et celles qui descendent vers le port ; ici expirent les coutumes, les industries, les bruits, jusqu’aux odeurs des deux mondes.

À droite, les rues plongeantes mènent en Europe. — Tu te rappelles ces quartiers pauvres, bruyans et mesquins, mal habités, mal famés, avec des volets verts, des enseignes ridicules et des modes inconnues ; ces rues suspectes, peuplées de maisons suspectes, de matelots qui rôdent, d’industriels sans industrie, d’agens de police en observation ; ces bruits cosmopolites, émigrans qui pérorent dans des patois violens, Juifs qui se querellent, femmes qui jurent, fruitiers espagnols qui chantent des chansons obscènes en s’ accompagnant sur la guitare de Blanca. En résumé, on retrouve ici les habitudes triviales, les mœurs bâtardes, la parodie de nos petites bourgades de province avec la dépravation des grandes villes, la misère mal portée, l’indigence à l’état de vice, le vice à l’état de laideur.

À l’opposite de cette colonie sans nom, on voit s’ouvrir discrètement les quartiers recueillis du vieux Alger, et monter des rues bizarres comme autant d’escaliers mystérieux qui conduiraient au silence. La transition est si rapide, le changement de lieu est si complet, que tout d’abord on aperçoit du peuple arabe les meilleurs côtés, les plus beaux, ceux qui font précisément contraste avec le triste échantillon de notre état social. Ce peuple a pour lui un privilège unique, et qui malgré tout le grandit : c’est qu’il échappe au ridicule. Il est pauvre sans être indigent, il est sordide sans trivialité. Sa malpropreté touche au grandiose ; ses mendians sont deve-