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qu’une femme se laisse dire de pareilles choses ; mais il ne me déplaît pas qu’on me parle d’amour. Je vous connais à peine, monsieur Spentley. Je vous ai vu avant-hier pour la première fois. Ce qui doit être arrivera certainement. Laissez le temps faire son œuvre. Apprenez seulement que je ne sais pas dissimuler. Je suis franche. Si je venais à vous aimer, vous le sauriez tout de suite.

En ce moment la visite fut interrompue par l’arrivée de Nourakof. L’officier russe baisa les doigts d’Antonia, secoua la tête de l’esclave noire, qui maugréa des injures. Il se promena dans la chambre comme un homme qui, après une absence, retrouve des lieux familiers, prit une guitare qui était à terre et fredonna. Il interpella une perruche qui perchait sur les meubles, et avec laquelle il paraissait être du dernier bien; il eut avec elle une conversation intime, la perruche répondant d’une façon précise à ses questions. Il parla des costumes de toute sorte que Mme Fortuni avait réunis dans ses voyages, et en demanda une exhibition pour son ami Spentley. Plusieurs costumes furent apportés, et un vêtement, composé d’une veste et d’un large pantalon bruns et chargés d’or, ayant attiré son attention, il pria Mme Fortuni de s’en couvrir. Antonia quitta le salon et revint dans le costume demandé, qui lui allait à ravir. Elle paraissait une autre femme. Ses traits, qui pouvaient sembler durs dans un vêtement européen, prenaient sous la calotte grecque une fermeté douce.

Depuis l’arrivée de Nourakof, Spentley n’avait plus ouvert la bouche. Ils sortirent ensemble.

— Vous êtes bien familier dans la maison? dit William.

— Et vous, mon ami, vous êtes amoureux et jaloux, à ce que je vois. Ah! le bon rôle que vous prenez là!

Pendant les huit jours qui suivirent, William rechercha assidûment la société de Nourakof. Toutes ses pensées étaient tournées du côté d’Antonia ; il avait besoin de voir un homme qui lui paraissait jouer un certain rôle dans la vie de cette femme. Il ne parlait d’elle cependant que le moins possible à son ami; mais si l’Anglais n’était pas homme à ouvrir facilement son cœur et à s’épancher dans une confidence, il n’était pas non plus d’humeur à rien faire pour cacher ses préoccupations; s’il évitait les occasions de se montrer à nu, il cherchait moins encore à se draper, de sorte qu’au bout de huit jours tout Varna savait qu’il était amoureux de Mme Fortuni.


III.

Cette découverte et les événemens qui devaient en résulter étaient de nature à intéresser vivement le docteur Kelner, pharmacien à